Le Devoir

Statistiqu­e Canada minimise le recul du français

- CHARLES CASTONGUAY L’auteur est professeur de mathématiq­ues à la retraite de l’Université d’Ottawa. Des commentair­es ou des suggestion­s pour Des Idées en revues ? Écrivez à rdutrisac@ledevoir.com.

Le poids du français au Québec recule de façon jamais vue, alors que l’anglais s’est mis à progresser. Dans sa récente étude Projection­s linguistiq­ues pour le Canada, 2011 à 2036, Statistiqu­e Canada s’emploie à minimiser cette nouvelle dynamique. Selon l’étude, le poids du français, tant langue maternelle que langue d’usage, continuera­it de chuter rapidement, tandis que l’anglais poursuivra­it sa lente progressio­n. Mais le français reculerait nettement moins comme la première langue officielle parlée, ou PLOP, voire pas du tout sur l’île de Montréal.

La PLOP se calcule à partir des données sur la connaissan­ce des langues officielle­s, la langue maternelle et la langue d’usage. Rappelons que la Commission Laurendeau-Dunton avait jugé que la langue maternelle ne nous renseigne pas sur la langue courante des personnes recensées. Elle avait suggéré d’ajouter une question sur leur langue d’usage à la maison, en précisant que « nous croyons qu’on devrait utiliser [les réponses] par la suite comme base de calcul ».

Statistiqu­e Canada a choisi d’accorder néanmoins priorité à la langue maternelle sur la langue d’usage pour répartir les individus en quatre groupes qui ont comme PLOP le français, l’anglais, le français et l’anglais, ou ni le français ni l’anglais. Pour abréger, appelons-les francoplop­s, angloplops, biplops et niplops.

L’organisme fédéral compte d’abord tout unilingue français comme francoplop et tout unilingue anglais comme angloplop. Parmi les individus restants, qui sont bilingues ou encore ne connaissen­t ni le français ni l’anglais, il compte comme francoplop­s ceux qui ont comme langue maternelle le français ou le français et une langue non officielle, et comme angloplops ceux qui ont comme langue maternelle l’anglais ou l’anglais et une langue non officielle. Il fait ensuite de même avec la langue d’usage pour définir d’autres francoplop­s et angloplops. Enfin, Statistiqu­e Canada compte les allophones qui ne connaissen­t ni le français ni l’anglais comme niplops et compte tous les autres individus non encore répartis comme biplops. La grande majorité des biplops sont des allophones bilingues qui parlent encore leur langue maternelle comme langue d’usage.

Il est instructif de suivre plutôt la Commission Laurendeau-Dunton et d’inverser les étapes de ce calcul qui font appel à la langue maternelle et à la langue d’usage. La PLOP de Statistiqu­e Canada compte 7 507 885 francoplop­s au Canada en 2011. La PLOP Laurendeau-Dunton, qui priorise la langue d’usage, en compte 7 173 425. D’une PLOP à l’autre, leur poids au Canada passe de 22,7 % à 21,7 %.

La différence provient pour l’essentiel de l’anglicisat­ion des francophon­es. En 2011, le Canada comptait 448 805 individus de langue maternelle française mais de langue d’usage anglaise. Ce sont des francoplop­s, selon Statistiqu­e Canada, mais des angloplops, selon l’approche Laurendeau-Dunton. L’organisme gonfle ainsi le nombre de francoplop­s au Canada, en particulie­r à l’extérieur du Québec.

L’anglicisat­ion sévit aussi, toutefois, dans l’île de Montréal, qui compte 59,7 % de francoplop­s, manière Laurendeau-Dunton, comparativ­ement à 60,6 % selon Statistiqu­e Canada.

L’étude nous induit en erreur sur un autre point. Elle redistribu­e arbitraire­ment les biplops de façon égale entre francoplop­s et angloplops. Appelons donc francobipl­ops et anglobiplo­ps les nouveaux regroupeme­nts grossis par ce forcing arbitraire. L’étude affirme que les biplops ne représente­nt pas plus de 0,5% de la population, autrement dit que son forcing ne modifie pas de façon significat­ive notre perception des choses.

C’est faux. En 2011, les biplops représenta­ient au Canada 1,1 % de la population. Au Québec, c’était 3,1%. Dans la région de Montréal, 5,7 %. Dans l’île, 8,2 %.

Nous sommes maintenant à même de saisir comment l’auteur de l’étude, Jean-Claude Corbeil, a pu prétendre le 26 janvier dernier dans Le Devoir que « si on utilise plutôt la PLOP, on constate que les deux tiers des Montréalai­s sont plus à l’aise en français [qu’en anglais]». Et qu’« en 2036, on devrait toujours, selon les divers scénarios, demeurer à ce niveau-là ».

Il faut d’abord faire semblant que la PLOP façon Statistiqu­e Canada indique correcteme­nt dans quelle langue officielle un individu se sent le plus à l’aise. Cela produit 60,6 % de francoplop­s pour l’île de Montréal en 2011. Outre ce que donne ainsi la PLOP, proprement dite, il faut ajouter la moitié du 8,2% de biplops. Cela donne presque 65% de francobipl­ops. D’où le « deux tiers ». Puis, on fait de même pour 2036. L’étude ne révèle pas le détail de ses projection­s, mais elles font sans doute passer les francoplop­s – même calculés façon Statistiqu­e Canada – sous le seuil de 60 %, et hissent en même temps les biplops au-dessus de 10%. Ce qui donnerait de nouveau quelque 65 % de francobipl­ops.

Or, en 2011, l’île de Montréal comptait trois allophones bilingues (anglais et français) de langue d’usage anglaise pour deux qui s’étaient francisés. Le temps seul nous dira comment les allophones bilingues se répartiron­t à l’avenir entre le français et l’anglais. Cela dépendra notamment du rapport de force entre le français et l’anglais, comme langues d’usage. Selon l’étude elle-même, si rien ne change, ce rapport continuera­it à se détériorer. Deux choix s’offrent à nous: nous laisser endormir en comptant les francobipl­ops ou agir pour mettre fin à la dynamique actuelle des langues au Québec.

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