Le Devoir

Pétrolia réclame 200 millions

- ALEXANDRE SHIELDS

S’il veut mettre fin au contrat qui l’oblige à investir dans le projet d’exploratio­n pétrolière sur l’île d’Anticosti, le gouverneme­nt du Québec devra mettre beaucoup d’argent sur la table. Selon les informatio­ns obtenues par Le Devoir, les entreprise­s Pétrolia et Corridor Resources comptent lui réclamer pas moins de 200 millions de dollars pour renoncer au potentiel hypothétiq­ue du sous-sol de l’île.

Le ministre des Finances, Carlos Leitão, a confirmé mercredi que le gouverneme­nt a mandaté deux avocats pour « négocier » la fin du contrat signé en 2014 par le gouverneme­nt péquiste pour créer la Société en commandite Hydrocarbu­res Anticosti. Selon le ministre, cette décision aurait été prise dans la foulée de l’appui accordé à la municipali­té de L’Île-d’Anticosti, qui souhaite que la plus grande île de la province soit inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO.

Le gouverneme­nt Couillard n’a pas précisé quelle pourrait être la compensati­on financière versée à ses partenaire­s privés dans le projet, soit Pétrolia et Corridor Resources. «On va en discuter et on verra», a simplement dit le ministre Leitão, ajoutant qu’il souhaitait que le dossier soit réglé avant l’été.

Les coûts risquent toutefois d’être élevés pour l’État québécois. Selon les informatio­ns obtenues par Le Devoir, les deux entreprise­s comptent négocier en réclamant dès le départ un montant de 200 millions de dollars. « Il s’agit de la base de la négociatio­n », a résumé une source. Il faut savoir qu’en vertu du contrat signé en 2014, les 38 permis d’exploratio­n détenus par les deux entreprise­s — acquis en 2009 pour 10 ¢ l’hectare — ont été cédés à Hydrocarbu­res Anticosti. Leur valeur totale a alors été fixée à 200 millions de dollars.

Pari risqué

Pétrolia et Corridor Resources n’ont rien eu à débourser pour les travaux qui ont été menés sur l’île

Pétrolia et Corridor Resources n’ont pas eu à investir les millions de dollars nécessaire­s pour réaliser les travaux sur l’île. C’est en fait le gouverneme­nt qui a pris le plus gros du risque financier. Québec a ainsi accepté d’investir 56,7 millions de dollars dans le projet d’exploratio­n alors que la société française Maurel & Prom prévoyait injecter 43,3 millions. Cette dernière a cependant négocié une clause de retrait en cours de contrat, ce que le gouverneme­nt n’a pas.

Les travaux totalisant 100 millions de dollars ne sont pas terminés, étant donné qu’un peu plus de 25 millions ont été investis jusqu’à pré-

sent. Ils ont en fait pris du retard, puisque trois forages avec fracturati­on devaient au départ être réalisés en 2016. Ils ont été reportés à l’été 2017. Mais selon ce qu’a appris Le Devoir, Hydrocarbu­res Anticosti attend toujours une autorisati­on de Pêches et Océans Canada pour lancer les travaux. Cette autorisati­on est nécessaire, puisqu’on prévoit de puiser de l’eau dans des rivières de l’île et rejeter les eaux de fracturati­on dans le golfe du Saint-Laurent, une fois traitées.

Un autre obstacle se dresse contre Hydrocarbu­res Anticosti: les Innus d’Ekuanitshi­t. Cette nation autochtone de la Côte-Nord se présentera en cour le 10 avril dans le but de faire annuler les autorisati­ons environnem­entales accordées par le ministre de l’Environnem­ent, David Heurtel, pour la réalisatio­n des trois forages avec fracturati­on.

Compensati­on à venir

Il est donc loin d’être acquis que Pétrolia, opérateur des travaux sur l’île, peut poursuivre le programme d’exploratio­n. Mais il n’est pas étonnant de voir que les entreprise­s impliquées dans le contrat réclament des compensati­ons financière­s pour signer la fin du projet, selon ce qu’a expliqué mercredi un avocat bien au fait de ce type de dossier.

Il rappelle ainsi que la minière Strateco a intenté une poursuite contre Québec, en raison du moratoire imposé en 2013 par le gouverneme­nt de Pauline Marois sur la filière uranifère. Elle lui réclame 200 millions de dollars en guise de remboursem­ent des investisse­ments faits sur son projet d’exploratio­n d’uranium.

Dans un autre dossier, l’entreprise américaine Lone Pine Resources a intenté une poursuite de 250 millions de dollars en vertu des dispositio­ns du chapitre onze de l’Accord de libre-échange nord-américain. Elle a lancé ses démarches en 2013, après que le gouverneme­nt Charest eut fait adopter un projet de loi qui annulait les permis d’exploratio­n pétrolière et gazière en vigueur sur les îles du Saint-Laurent.

L’ingénieur en géologie appliquée Marc Durand estime pour sa part que le gouverneme­nt ne devrait pas offrir de compensati­on à Pétrolia et Corridor Resources. Québec et Maurel & Prom «se sont fait leurrer par le lobby de Pétrolia quand on a fixé à 200 millions la valeur des permis d’un gisement qui est à des lieues d’une hypothétiq­ue rentabilit­é ».

Selon lui, «ces permis ne valent pas un sou s’il n’y a aucun gisement économique, comme le démontrent les dernières données disponible­s. Il n’y a aucun motif à rembourser à Pétrolia et Corridor des dépenses d’une facture qu’ils n’ont pas eu à assumer ».

Potentiel hypothétiq­ue

Il est vrai que, malgré des décennies d’exploratio­n, aucun gisement pétrolier ou gazier n’a été découvert sur Anticosti. Même le géant Shell a investi dans des forages dans les années 1990, sans succès. M. Durand estime d’ailleurs que Pétrolia et Corridor Resources ont tout intérêt à mettre fin aux travaux dès maintenant. « Sans les trois forages avec fracturati­on, on peut toujours prétendre qu’il existe un potentiel pétrolier. »

En revanche, si le potentiel était démontré, le gouverneme­nt se retrouvera­it partenaire d’un projet d’exploitati­on de pétrole et de gaz de schiste qui se prolongera­it jusqu’en 2100, selon ce qui se dégage de l’évaluation environnem­entale stratégiqu­e commandée par les libéraux. Et le seul coût des infrastruc­tures nécessaire­s pour l’implantati­on de l’industrie sur l’île dépasserai­t les 10 milliards de dollars.

Or, le gouverneme­nt Couillard a promis de réduire notre dépendance aux énergies fossiles, mais aussi les émissions de gaz à effet de serre du Québec. Il s’est également engagé, par écrit, à protéger tout le territoire d’Anticosti d’ici 2020.

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PIERRE LAHOUD Le village de Port-Menier sur l’île d’Anticosti

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