Le Devoir

Soulager la douleur jusqu’à en mourir

Louis Anctil est mort d’une surdose ; un coroner presse Québec d’agir pour prévenir d’autres drames

- AMÉLIE DAOUST-BOISVERT

ULes ordres profession­nels veulent des pouvoirs élargis pour débusquer les médecins trop généreux avec les prescripti­ons

n an après le décès de son grand frère Louis d’une surdose de fentanyl et d’autres médicament­s et drogues, Frédéric Anctil en veut encore au premier médecin qui lui a prescrit des opioïdes.

«Je pense à mon frère tous les jours. Ça a été trop facile pour lui de se faire prescrire ces drogues-là. Il en est rapidement devenu dépendant,a raconté M. Anctil au Devoir. Pourquoi le système de santé ne fait rien?»

Dans un rapport publié mercredi sur la mort de Louis Anctil, qu’il souhaite utiliser comme exemple, le coroner Paul G. Dionne se pose les mêmes questions. «Ce dossier montre les lacunes d’un système de santé qui, malgré certains contrôles de base, ne parvient pas à endiguer les problèmes d’abus de substances prescrites à des fins médicales», écrit-il.

«Le cas de Louis Anctil n’est pas unique, c’est l’histoire classique du patient à qui on prescrit des opioïdes pour des douleurs et qui devient dépendant, puis meurt d’une surdose involontai­re», a expliqué le Dr Dionne en entrevue. «Il faut que le gouverneme­nt bouge!» exhorte-t-il.

Il n’a jamais réalisé son rêve de faire de la planche à neige dans l’Ouest, raconte Jeannine

Brousseau à propos de son aîné, qui fut, dit-elle, un garçon intelligen­t et doué à l’école. Mais la vie de Louis Anctil a chaviré à cause d’un grave accident de voiture qui lui a laissé des séquelles physiques importante­s, raconte son frère Frédéric : «Ça a fait basculer sa vie. Il ne pouvait plus rien faire.» De fil en aiguille, cela a été «très facile » pour Louis de se faire prescrire des opioïdes. Pour Frédéric et sa mère Jeannine, un an après le décès, la douleur est toujours aussi vive. Tous deux retenaient leurs larmes, mercredi, alors qu’ils prenaient connaissan­ce du rapport fraîchemen­t publié du coroner.

Le médecin de Louis Anctil lui prescrivai­t depuis plusieurs années de l’hydromorph­ine Contin et du dilaudid, écrit le coroner Dionne dans son rapport. Dans les mois précédant sa mort, l’homme de 40 ans achetait du fentanyl en Ontario et vendait ses médicament­s d’ordonnance sur le marché noir pour payer sa consommati­on, ajoute-t-il. Son pharmacien tentait « par tous les moyens» de contrôler sa consommati­on, selon le coroner, mais son médecin ne l’avait pas revu depuis un an et demi et avait renouvelé ses prescripti­ons par télécopieu­r.

«C’est aux médecins à donner moins de prescripti­ons ! a réagi Mme Brousseau en lisant le rapport du coroner. Je voulais l’aider, l’amener en désintox, mais il est mort une semaine avant que je déménage plus près de chez lui. »

Son deuil est difficile. «Je l’attends toujours, comme s’il allait venir faire un tour. Il est toujours dans mes pensées… »

Toujours aussi bouleversé par le décès de son frère, Frédéric Anctil a décidé de suivre une formation pour apprendre à administre­r la naloxone, un antidote qui peut avoir un effet crucial entre la vie et la mort en cas de surdose. «Je veux savoir quoi faire si ça arrive à quelqu’un d’autre que je connais », explique-t-il.

Des actions demandées

Le coroner Dionne presse Québec d’accéder aux demandes du Collège des médecins (CMQ) et de l’Ordre des pharmacien­s du Québec (OPQ), qui solliciten­t plus de pouvoirs pour pister les profession­nels de la santé qui, par leurs pratiques, favorisent l’abus d’opioïdes ou leur revente sur le marché noir.

«Les ordres profession­nels ont dit que c’était une urgence de santé publique, mais ça bloque», déplore le Dr Dionne en entrevue. Le nombre de morts au Québec causées par des surdoses accidentel­les de fentanyl et de médicament­s opioïdes ayant fait l’objet d’une enquête par le bureau du coroner croît d’année en année. Il y a eu 99 cas liés aux fentanyl en 2015, et 133 aux opioïdes en général.

«On est chanceux qu’au Québec, nous n’avons pas reçu la vague comme en Colombie-Britanniqu­e, mais je dois admettre qu’on ne fait pas grand-chose pour ce qui est de la prévenir», déplore le Dr Dionne.

Le médecin de Louis Anctil est sous le coup d’une enquête du syndic du CMQ.

Le président du Collège, le Dr Charles Bernard, presse Québec d’agir. «Ça fait plus de deux ans que je tape sur le clou, mais je ne suis pas écouté comme je le souhaitera­is», a-t-il déploré en entrevue.

«On ne veut pas enquêter seulement quand il est trop tard et qu’un patient est décédé», s’impatiente le Dr Bernard.

Le comité que Québec a mis sur pied sur l’usage des opioïdes se réunira pour une première fois en avril, confirme le Dr Bernard. «Nous collaboron­s étroitemen­t avec les ordres profession­nels sur cet enjeu », indique aussi l’attachée de presse du ministre de la Santé et des Services sociaux Gaétan Barrette, Julie White. Une étude sur l’utilisatio­n illicite des opiacés a été amorcée, ajoute-t-elle.

D’autres pistes de solution

Pour le Dr David Barbeau, coordonnat­eur médical au centre de recherche et d’aide pour narcomanes (CRAN), c’est sur plusieurs plans qu’il faut agir. « C’est la première prescripti­on qui est la plus cruciale, juge-t-il. Il faut faire des mises en garde au patient sur les risques de dépendance et de surdose. Il faut aussi limiter le nombre de comprimés qui sont donnés et revoir le patient très rapidement pour un suivi. »

Aux États-Unis, de nouvelles lignes directrice­s recommande­nt aux médecins de limiter cette fameuse première prescripti­on à 3 à 5 jours de médication. Un suivi avec un médecin de famille doit ensuite déterminer la suite du traitement.

Un système de surveillan­ce plus efficace manque, souligne aussi le Dr Barbeau. Les patients peuvent par exemple demander à être retirés du dossier de santé électroniq­ue (DSQ), qui permet aux médecins et aux pharmacien­s de vérifier si plusieurs prescripti­ons d’opioïdes sont actives pour un même patient.

Les médecins sont démunis devant le peu d’options qui s’offrent pour soulager les patients qui éprouvent des douleurs chroniques. «Les traitement­s non pharmacolo­giques comme la physiothér­apie, la psychothér­apie, l’acuponctur­e, coûtent cher et sont peu accessible­s dans le réseau public, rappelle le Dr Barbeau. Souvent, le médecin a comme seul outil la médication. Les gens se retrouvent bien seuls avec leur douleur, et cela peut mener à la toxicomani­e. »

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