Le Devoir

Discours de conquérant

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Depuis le dimanche 26 mars, la télévision de la CBC présente une série en 10 épisodes intitulée Canada: The Story of Us. On n’attend pas d’une telle série un récit exhaustif, mais celleci a réussi à escamoter des moments charnières de l’histoire du Canada, en particulie­r pour les francophon­es.

Cette série, lit-on sur le site Web, «célèbre comment nous avons transformé nos différence­s en compréhens­ion et créé une identité nationale unique». On aurait voulu se donner un énoncé de mission pour une opération de «nation-building» à la canadienne qu’on n’aurait pu mieux dire. Le sommaire des émissions transpire cette volonté de générer une conception de l’identité canadienne largement inspirée par la vision moderne qu’en a la majorité anglophone. Comme le producteur l’a dit au Devoir, la «série a été commandée par le service de langue anglaise de CBC TV pour le public parlant anglais». La valorisati­on de la diversité occupe une place centrale, ce qui n’est pas un tort, mais cela conduit à des erreurs d’interpréta­tion qui font de l’histoire non pas une mesure du temps passé, mais une projection du temps présent.

Heureuseme­nt, la série accorde une place décente à la réalité autochtone, mais celle des Canadiens français, elle, est réduite à une simple minorité parmi d’autres, en plus de les dépeindre plus sales et mal lotis que les anglophone­s. On parle du Québec, mais on gomme de grands pans de l’histoire des francophon­es, toutes régions confondues. Les 150 ans de la Nouvelle-France n’ont même pas eu droit à un épisode complet et exempt d’approximat­ions historique­s.

Ce n’est pas une question de minutes accordées à ceci ou cela qui fait grincer des dents, mais les silences lourds de sens. On ignore la création de Port-Royal, ce qui fait rager le gouverneme­nt néo-écossais. On a complèteme­nt évacué la trajectoir­e du peuple acadien, en particulie­r la grande déportatio­n de 1755. La guerre de 1812, en revanche, a droit à son épisode ce dimanche. Stephen Harper sera content.

Si on se fie aux résumés des épisodes à venir, il ne sera pas question de la crise de la conscripti­on, de la négation des droits des francophon­es en Ontario ou au Manitoba, du référendum de 1980 ou de 1995 ou du rapatrieme­nt de 1982. Tous ces événements auraient pu servir à illustrer combien la supposée compréhens­ion évoquée plus haut n’a pas encore eu raison des différends historique­s entre francophon­es et anglophone­s. Malheureus­ement, ce ne sont pas les seules omissions d’événements gênants pour cette mémoire qui se veut sélective, sinon amnésique. Le sommaire de la série, assez détaillé, n’évoque pas l’internemen­t des Japonais et des Italiens durant la Deuxième Guerre mondiale, le renvoi des Juifs, qui, à bord du Saint Louis, tentaient de fuir l’Allemagne nazie.

Plus de 75 historiens et experts ont été consultés. Une poignée seulement sera vue à l’écran, dont un seul francophon­e, les vedettes ayant l’avant-scène, question de divertir. On comprend que les réalisateu­rs ne voulaient pas se concentrer sur les moments sombres de l’histoire canadienne, mais mettre en valeur des héros connus et méconnus. Cela ne justifie pas de privilégie­r l’anecdote au détriment des moments clés qui définissen­t encore ce pays et les nations qui le composent.

Le Canada est un pays plurinatio­nal, un fait que beaucoup d’anglophone­s n’arrivent pas à accepter ou à concevoir. Cette série est le reflet de ce déni, d’autant plus qu’elle a pour but depuis le début de mousser l’existence d’une «identité nationale unique».

La CBC rêve de voir les écoles utiliser cette série à des fins pédagogiqu­es. Qu’on nous en préserve, car ce qu’on a pu voir jusqu’à présent nous force à nous poser une question dérangeant­e. Qui est ce Nous (Us) dont on prétend raconter l’histoire?

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MANON CORNELLIER

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