Le Devoir

Il n’y a pas de bonne censure

- FRANÇOIS JOBIN

Le Devoir a publié le 1er avril dernier un dossier intitulé «Liberté d’expression sous pression», qui a suscité plusieurs réactions. En voici quelques-unes.

La plupart des gens qui crient à la censure dans ce genre de cas ne font pas vraiment pitié. Ils ne manquent pas de tribunes. Ils parlent déjà le plus fort. Il y a tellement d’autres paroles inaudibles. Si on veut défendre la liberté d’expression, il faut s’attaquer aux inégalités dans l’accès à la parole.» C’est ainsi que Valérie Lefebvre-Faucher justifie dans Le Devoir du 1er avril le recours à une censure qui ne dit pas son nom dans les «débats». Ceux que l’on prive de la parole peuvent déjà se faire entendre ailleurs. Il ne s’agit donc pas de censure véritable, mais bien de rééquilibr­age du rapport de force.

Mais alors, que signifie le mot débat si on évacue les partisans d’un certain point de vue? Que veut dire également « s’attaquer aux inégalités d’accès à la parole» ? Cela autorise-t-il le muselage par le chahut? La violence dans les assemblées ? La sauvagerie ?

Certes, madame Lefebvre-Faucher se dit contre la censure, qui, selon elle, n’est jamais une bonne stratégie. N’empêche qu’elle ne la condamne pas absolument. Pour qui se veut de la gauche bien pensante, pétrie de bons sentiments et soucieuse de ne heurter personne sauf, évidemment, ceux qui ne sont pas de son avis, avouer un penchant pour la censure serait suspect. Mais lorsqu’elle soutient que le discours contre le politiquem­ent correct — on l’appelle « politiquem­ent abject » — s’intéresse surtout «au droit de dire des horreurs », de quelles horreurs parle-t-elle? Et surtout, qui détermine ce qui est une horreur et ce qui ne l’est pas ?

S’en prendre à la pensée

La bienséance défendue par la gauche a pris racine dans le langage. En utilisant la litote et les euphémisme­s, on a d’abord voulu débarrasse­r la langue de toutes ses aspérités qui pouvaient choquer les chastes oreilles de locuteurs soucieux de manifester leurs bons sentiments: c’est ainsi que sourds, aveugles, malades, infirmes ont pratiqueme­nt disparu du vocabulair­e au profit de malentenda­nts, mal ou non voyants, bénéficiai­res ou clients et handicapés. Molière n’avait-il pas dénoncé ces abus au XVIIe siècle avec ses précieuses ridicules qui refusaient de nommer certaines parties du corps, parce que jugées vulgaires ou indécentes ?

Mais voilà que trois cents ans plus tard, on s’en prend non seulement au langage, mais à la pensée même pour évacuer non plus des mots, mais des comporteme­nts.

C’est ainsi que, dans les médias, en particulie­r à la télévision pour enfants, on élimine toute référence à un conflit dont l’issue pourrait être violente. C’est ainsi qu’on exige des lois pour imposer des quotas de femmes, de minorités visibles, de personnes mal portantes dans divers domaines de l’activité humaine. À quand une pétition pour un quota de roux ?

C’est ainsi que, dans un accès de sensibilit­é exacerbée qui serait risible s’il n’était si dramatique, on propose de ne pas utiliser le mot viol dans l’expression «violer la loi» parce que le mot en indispose certains.

Évidemment, je ne relève ici que quelques excès pittoresqu­es.

Le germe d’un autoritari­sme

La correction politique n’a pas eu que des effets néfastes: elle a permis des prises de conscience, notamment dans le domaine de l’égalité des genres et du racisme. Mais cette propension à museler tout ce qui est jugé par quelques personnes contraire aux bonnes moeurs (à leurs bonnes moeurs) porte en elle le germe d’un autoritari­sme dont on a vu les ravages dans certaines nations du monde. La correction politique est le signe avant-coureur de la pensée unique.

Chez nos voisins du Sud, Donald Trump passe pour le champion de l’anticorrec­tion politique. En réalité, il est champion de la goujaterie et du manque de savoir-vivre. S’élever contre la correction politique, ce n’est pas souscrire à son délire sur les femmes, les musulmans ou les Mexicains; c’est dire les choses comme elles sont (un chat est un chat) et promouvoir l’expression de tous les points de vue, même ceux qui nous choquent ou nous mettent mal à l’aise.

Surtout, ce n’est pas jouer à l’autruche comme le fait le professeur Ancelovici, qui, s’opposant lui aussi à la censure, estime naïvement que «le débat ne souffrira pas forcément d’une manifestat­ion dénonçant cette prise de parole » parce que ladite parole se fait entendre ailleurs.

Il n’y a pas de bonne censure. Même lorsque ceux qui la cautionnen­t à demi-mot le font sincèremen­t pour le plus grand bien de tous. Faisons davantage confiance aux citoyens pour se forger une opinion. Le bon peuple a souvent plus de bon sens que les soi-disant élites lui en accordent crédit.

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