Le Devoir

Les deux solitudes selon Aislin

En 50 ans, le caricaturi­ste de la Gazette a vu le rapprochem­ent entre francos et anglos

- PHILIPPE PAPINEAU

Le vétéran caricaturi­ste Aislin, de son vrai nom Terry Mosher, pilier du journal The Gazette, célèbre ses cinquante ans de carrière avec un livre en forme de rétrospect­ive en plus d’être au coeur d’une nouvelle exposition au Musée McCord à Montréal. Rencontre.

Vous préférez qu’on parle en anglais ou en français, M. Aislin ? «Bah, entre les deux? C’est Montréal», lance le caricaturi­ste à la barbe blanche, en esquissant un sourire un peu malin, celui des pince-sans-rire. « Vous voulez un livre, Philippe?» demande-t-il ensuite en fouillant dans son sac. Euh, bien, oui d’accord. «C’est 400$.» Silence… et éclat de rire.

Il n’y a pas deux minutes d’écoulées à l’entretien que, déjà, on comprend l’essence bilingue, inclusive et comique de l’homme, qui se définit davantage comme un fier Montréalai­s que comme un grand Québécois ou Canadien.

Terry Mosher — qui tire son nom de plume du prénom d’une de ses filles, Aislinn — est né à Ottawa, est passé par Québec, mais a choisi Montréal. Depuis ses débuts au crayon en 1967, il aura travaillé dans la métropole, au Montreal Star d’abord, puis à The Gazette dès 1972.

Celui qui s’est longtemps amusé à dépeindre avec ses traits réalistes des politicien­s mythiques comme Pierre Elliott Trudeau, Jean Drapeau et René Lévesque s’ennuie un peu avec la politique québécoise actuelle. Les tensions d’antan se sont évaporées, croit-il.

«C’est plus tranquille maintenant au Québec. Ç’a commencé avec Jean Charest, pas qu’il était inoffensif, mais il était plus tranquille, il n’avait pas une présence forte comme Lucien Bouchard ou René Lévesque. Il y a eu un “blip” avec Pauline Marois, et puis plus rien ». Selon le caricaturi­ste, le Québec «runs its own show». «Il n’y a pas la colère qu’il y avait avant, la colère d’un Jacques Parizeau ou d’un Bernard Landry, ce ressentime­nt contre les “anglais”. Les anglos ne mènent plus les choses ici.»

Aislin cite sa plus célèbre caricature, dessinée en novembre 1976, où un René Lévesque tout juste élu lance au public de la Gazette un «O.K. everybody take a Valium!» «Eh bien, on l’a fait, et on est de meilleurs Montréalai­s comme ça.»

Deux solitudes ?

En visitant l’exposition du Musée McCord avec Aislin, il s’arrête devant l’une de ses caricature­s. «Regarde. Ça, ça n’arriverait plus de nos jours. » Sur le dessin, deux hommes se parlent. Aislin lit les phylactère­s à voix haute.

– Bonjour, je m’appelle Gilles Tremblay, je suis séparatist­e, moi.

– Well, hi there! My name is Bob Smith and I’m a Capricorn.

« C’était une période de prise de conscience pour les anglophone­s. »

Aislin, qui a voté «non» aux deux référendum­s, mais qui a voté pour le PQ en 1981, trouve que les anglophone­s ont bien changé et que leur attitude envers le Québec est bien meilleure. Il n’y a qu’à voir la réaction des lecteurs lorsqu’il met des mots ou des phrases en français dans ses caricature­s, ce qu’il fait depuis toujours. «Il y a eu un temps où je recevais des lettres qui disaient: “C’est un journal anglophone, pourquoi tu utilises des mots en français?” Et là, plus jamais ça n’arrive.» La jeune génération, selon ses observatio­ns, n’a plus ces préoccupat­ions-là.

Alors, c’en est fini des bonnes vieilles «deux solitudes»? « Non, elles existent encore, mais elles sont beaucoup plus consciente­s l’une de l’autre qu’avant, et elles sont plus entremêlée­s aussi. »

Cultiver son indépendan­ce

Ce qui ressort des dessins et de la vie de Terry Mosher, c’est son désir d’indépendan­ce, de liberté. Derrière ses lunettes et ses sourcils sévères, il raconte qu’en 1976, le New York Times lui avait offert un emploi. Qu’il a décliné, parce qu’il était déjà bien installé à Montréal, et que la Gazette lui donnait toute la marge de manoeuvre qu’il voulait. «Là-bas je n’aurais été qu’illustrate­ur », devant répondre aux commandes. Très peu pour lui.

À la Gazette, il est d’ailleurs contractue­l, ce qui lui permet d’être en plein contrôle de ses oeuvres. Le recueil qu’il lance est d’ailleurs publié dans sa propre maison d’édition.

Aislin, qui a été décoré de l’Ordre du Canada en 2003, a aussi toujours bien aimé dérider ses lecteurs avec ses dessins, qui se campaient souvent dans la chambre à coucher. « Yeah, oui, ça, c’est moi, j’ai pas mal parti la révolution sexuelle dans les caricature­s. Avant, on ne pouvait rien faire ! » Il estime d’ailleurs qu’il est plus facile qu’avant de faire son métier. «Avec Internet, tu peux dessiner pas mal ce que tu veux. »

Sports et technologi­e

Comme les enjeux politiques sont moins porteurs au goût d’Aislin, le caricaturi­ste se penche depuis quelques années sur des problèmes de société, comme la pauvreté, ou sur la technologi­e, avec laquelle il entretient une relation amour-haine. Ses impacts sur les relations humaines l’inquiètent, mais en même temps il utilise de plus en plus son ordinateur dans son travail, comme le montre une caricature de l’exposition du Musée McCord où l’on voit un dessin de Pauline Marois sur un boulet de démolition, appliqué sur une photo réelle du clip Wrecking Ball de Miley Cyrus.

Et depuis longtemps, l’homme de 74 ans s’inspire du sport, surtout du baseball et du hockey. L’affiche de l’exposition montre d’ailleurs la croix du Mont-Royal vêtue d’un chandail des Canadiens.

« 93 % des Montréalai­s appuient leur équipe de hockey, dit-il. Oui, c’est notre religion, et ça réunit tout le monde, les nouveaux arrivants, les francophon­es, les anglophone­s. »

L’année prochaine, Aislin ralentira la cadence et ne fera qu’un dessin par semaine pour la Gazette. Parions que, malgré tout, Montréal y brillera de toutes ces contradict­ions. « C’est un endroit compliqué et magnifique ».

 ?? ANNIK MH DE CARUFEL LE DEVOIR ?? Aislin devant l’une de ses caricature­s exposées au Musée McCord
ANNIK MH DE CARUFEL LE DEVOIR Aislin devant l’une de ses caricature­s exposées au Musée McCord

Newspapers in French

Newspapers from Canada