Le Devoir

La vraie nature de Marine Le Pen

La gauche se serait-elle trompée dans son analyse du FN ?

- CHRISTIAN RIOUX Correspond­ant à Paris

Mardi soir, sur le plateau de télévision où avaient pris place les 11 candidats à l’élection présidenti­elle française, Marine Le Pen semblait souvent étonnée des extravagan­ces des petits candidats qui participai­ent à ce débat. Sur l’Europe, elle n’a pas été la plus virulente. L’un d’eux, François Asselineau, lui a même reproché de vouloir négocier avec Bruxelles avant de déclencher un référendum sur le «frexit». De l’immigratio­n, elle n’a pratiqueme­nt pas parlé. Face à une demi-douzaine de candidats qui disaient vouloir combattre les élites, la présidente du Front national avait soudain l’allure d’un candidat presque normal. Autrement dit, d’un candidat du «système».

«En une soirée, la présidente du Front national a perdu sa spécificit­é: elle n’a plus le monopole de la radicalité et du peuple, qu’elle prétendait imposer », écrit Le Monde. Serait-ce la rançon de la gloire et le résultat de la stratégie de dédiabolis­ation conduite par Marine Le Pen depuis son accession à la présidence du FN en janvier 2011? Jamais, dans une élection présidenti­elle, le FN n’a occupé une place aussi centrale.

«En une soirée, la présidente du Front national a perdu sa spécificit­é : elle n’a plus le monopole de la radicalité et du peuple, qu’elle prétendait imposer Le Monde

Depuis des mois, les sondages le mettent en tête du premier tour et lui prédisent même des scores d’au moins 40 % au second. Bien loin des 17,79 % qu’avait obtenus son père en 2002.

La normalisat­ion semble telle que, dans le journal La Croix, l’écrivain de droite Denis Tillinac se demandait «vers quel horizon politique Marine pilote-t-elle son destroyer ? Serait-elle tout simplement “libertaire” à l’instar des bobos de sa génération?» Et l’écrivain de se demander : « Le marinisme est-il un surgeon du boulangism­e? Une bouture du bonapartis­me? Mystère. En tout cas, les médias ne qualifient plus son parti de “fasciste”, à l’exception de quelques archéos inconsolab­les du Libé de la haute époque. »

Évolution réelle ou simple mystificat­ion ? Parmi ceux qui croient qu’il s’agit d’abord d’une stratégie de camouflage, on trouve le philosophe Michel Eltchanino­ff, qui vient de publier Dans la tête de Marine Le Pen (Actes Sud). Cette analyse largement psychologi­que estime que le nouveau discours du Front national est d’abord une façade destinée à convaincre que «nous ne sommes pas la peste brune». Il y a quelques mois, on a même vu la présidente du FN critiquer Nicolas Sarkozy qui voulait assigner à résidence toutes les personnes fichées S par les services de renseignem­ent.

Évoluer

Pour Eltchanino­ff, qui ne nie pas que Marine Le Pen a profondéme­nt transformé son parti, il s’agit essentiell­ement d’une «stratégie de séduction » destinée à dissimuler qu’elle est l’héritière d’un parti xénophobe et antisémite. La présidente utiliserai­t même «un langage codé», dit-il, pour dissimuler son racisme. Il lui suffirait de

prononcer les noms de Dominique Strauss-Kahn, Goldman Sachs ou Jacques Attali (tous juifs) pour faire un clin d’oeil à l’antisémiti­sme. C’est ce que le philosophe appelle des « signaux sémantique­s».

Pour une grande partie de la gauche, l’arrivée de Marine Le Pen à la tête du FN en 2011 n’aurait été qu’une simple manoeuvre de diversion modifiant certes le discours du FN, mais pas son programme fondamenta­l. Voilà ce que remet radicaleme­nt en question la socialiste Sarah Proust, auteure d’Apprendre de ses erreurs, la gauche face au Front national (Fondation Jean Jaurès). Cette élue socialiste adjointe au maire du XVIIIe arrondisse­ment de Paris a créé un petit émoi à gauche en osant affirmer que depuis trente ans, la gauche s’était trompée.

« Je regrette d’avoir dit que le FN n’avait pas changé, a-t-elle déclaré dans un colloque tenu la semaine dernière à l’Institut Jean Jaurès, lié au Parti socialiste. Marine Le Pen a fermé la parenthèse des années trente et de la guerre d’Algérie. Il ne faut plus parler de fascisme. C’est faux. La filiation des années trente est fausse. D’ailleurs, ses militants ne s’y reconnaiss­ent pas.» Pour Sarah Proust, associer le FN au fascisme et à un parti néonazi comme cela est encore courant à gauche relève de l’aveuglemen­t pur et simple.

Cette ancienne militante antiracist­e fait remonter l’évolution du FN à la scission avec Bruno Mégret en 1998. Ce dernier voulait alors rapprocher le FN de la droite française. La qualificat­ion du parti au second tour de l’élection de 2002 prouvera que cette évolution était possible et même souhaitabl­e. Et c’est Marine Le Pen qui la matérialis­era. Selon Sarah Proust, le FN s’inscrit plutôt dans le sillon de mouvements nationalis­tes, comme le boulangism­e qui a marqué la fin du XIXe siècle. En s’enfermant dans un discours erroné, la gauche n’a fait que favoriser la progressio­n du FN, ditelle. Une erreur qu’elle a aggravée en lui abandonnan­t les thèmes de l’identité, de la souveraine­té et de la laïcité, ajoute-t-elle.

Cette analyse rejoint celle d’un chercheur comme Sylvain Crépon, de la Fondation Jean Jaurès, qui dénonce depuis longtemps la « mythologie antifascis­te développée dans les années 1980» à l’égard du FN. Selon lui, «la gauche a oublié que sa vocation première était de défendre les classes populaires ». Elle a même fait de la lutte contre le FN et l’extrême droite « une ressource de mobilisati­on pour la gauche» en « abandonnan­t l’universali­sme républicai­n » au profit d’une «apologie de la différence».

Dans le débat à l’Institut Jean Jaurès, un participan­t a d’ailleurs affirmé que, si cette analyse fut d’abord une erreur, « trente ans plus tard, elle était devenue une faute». Une faute dont la gauche n’a visiblemen­t pas encore tiré toutes les leçons.

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PATRICK KOVARIK AGENCE FRANCE-PRESSE Mme Le Pen a visité la Foire du Trône de Paris dans le cadre de sa campagne présidenti­elle, vendredi.
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