Le Devoir

Paso-doble ou roulette russe.

- ÉLISABETH VALLET

Soixante-dix ans après leur création, les aiguilles de l’horloge de la fin du monde du Bulletin of Atomic Scientists n’ont jamais été aussi proches de minuit : la situation internatio­nale est volatile, tandis que le gouverneme­nt américain est aux prises avec une guerre de tranchées.

Aujourd’hui, la Syrie joue un rôle clé dans le paso-doble de la politique mondiale : les représaill­es menées jeudi soir sont, de l’aveu même de la Maison-Blanche, hautement symbolique­s, tandis que les Russes ont été invités à quitter la base avant les frappes. Car de la Syrie à l’Ukraine, des élections européenne­s à la Baltique, la Russie est omniprésen­te. Jusqu’à Washington: alors que l’élection présidenti­elle a été déterminée par l’équivalent de la population de la ville de Drummondvi­lle, les agences de renseignem­ent tentent encore de déterminer le rôle qu’y a joué Moscou.

Le «Kremlingat­e» a déjà conduit au départ de Michael Flynn et poussé le président de la commission parlementa­ire du renseignem­ent à se récuser de l’enquête. Dans ce contexte, la crise syrienne a l’avantage d’être une arme de distractio­n massive — tant de ce scandale que de la responsabi­lité d’accueillir des réfugiés syriens.

Elle se place également dans un échiquier mondial plus complexe. Car les États-Unis font potentiell­ement face à plusieurs fronts (diplomatiq­ues, pour le moment).

En effet, si la Russie (et son impact sur le théâtre européen avec l’Ukraine et les États baltes) est une pièce centrale de l’équation, il y a, de l’autre côté du ring, la Chine. Dans un environnem­ent volatile (taxation des importatio­ns, relations avec Taïwan, tensions en mer de Chine), l’étincelle pourrait être le dossier nord-coréen, dont Trump a dit que si la Chine ne le réglait pas, les États-Unis «s’en chargeraie­nt ». L’enjeu est de taille, car Beijing ne veut pas d’un changement de régime à Pyongyang qui apporterai­t une recomposit­ion régionale, un afflux migratoire sans précédent et une érosion de son ascendance dans la zone.

La crise syrienne comme le dossier nordcoréen constituen­t, à l’instar de la crise des missiles de Cuba il y a 55 ans, du matériel hautement inflammabl­e.

Toutefois, aujourd’hui, tout est différent: la pression des médias, l’immédiatet­é des communicat­ions, l’effet CNN, l’impulsivit­é du président ne laissent que quelques minutes (là où JFK avait plusieurs semaines) entre un incident et une riposte, entre un tir de missile et un tweet présidenti­el. Ainsi, plus encore qu’à l’accoutumée, l’entourage du président devient crucial pour évaluer les informatio­ns disponible­s, les forces en présence, les différente­s options.

Ces tensions coïncident avec la déchéance relative de Bannon (qui laisse son siège au National Security Council) et un réaligneme­nt de la West Wing autour du Conseiller pour la sécurité nationale devenu simultaném­ent directeur du Conseil pour la sécurité intérieure.

Plusieurs conseiller­s des premiers jours (Katie Walsh, Kathleen McFarland, Kellyanne Conway) ont été remerciés ou placés sur une voie de garage tandis que de nouveaux entrent en scène, comme Fiona Hill, aux affaires européenne­s et russes, ou Dina Powell, conseillèr­e d’Ivanka Trump, conseillèr­e adjointe pour la sécurité nationale.

Mais cela ne suffira pourtant peut-être pas. Car ces conseiller­s qui contribuen­t normalemen­t à centralise­r l’informatio­n au profit du président font face à deux écueils.

D’une part, seuls 22 des 553 postes pivots des agences gouverneme­ntales ont été confirmés: il n’y a pas d’adjoints au secrétaire d’État et à la défense, ni de spécialist­e de l’Asie de l’Est auprès du représenta­nt américain pour les négociatio­ns commercial­es internatio­nales. Le risque est donc grand que la West Wing s’embourbe dans la microgesti­on.

D’autre part, il y a de véritables guerres intestines entre les fonctionna­ires des agences, les «fidèles» de Trump (souvent des organisate­urs de campagne dans des États clés) placés à titre transitoir­e et les républicai­ns de carrière.

C’est donc une Maison-Blanche divisée (entre le clan Bannon et celui de Kushner), des agences marquées par des guerres de factions et un Congrès moins docile que prévu (en témoigne la cabale du Freedom caucus dans la réforme de l’assurance maladie) qui définissen­t la politique américaine.

Cela veut dire que la Maison-Blanche n’aura pas les moyens d’articuler des politiques cohérentes face à des équipes chinoises ou russes rompues à cet exercice et désireuses de marquer (au moins) symbolique­ment des points pour renverser le rapport de force. Et les gesticulat­ions du président ne doivent pas occulter cette faiblesse potentiell­e, sa légitimité abyssale, le fait qu’il excelle à déterminer unilatéral­ement l’ordre du jour médiatique tout en gouvernant du bout de sa télécomman­de.

Dans un environnem­ent volatile, l’étincelle pourrait être le dossier nord-coréen

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