Le Devoir

Une violence faite aux femmes banalisée

La société continue de fermer les yeux sur différente­s formes d’agression

- JESSICA NADEAU

Bruits de bisous, klaxons et sifflement­s, demandes de faveurs sexuelles, propos vulgaires, attoucheme­nts non désirés dans un métro bondé… Près de 90% des femmes sondées par le Centre d’éducation et d’action des femmes de Montréal (CEAF) estiment que le harcèlemen­t de rue est un problème bien réel dans la métropole.

«Il a arrêté sa voiture et a ouvert la porte passager. Il m’a dit qu’il me paierait pour que je lui fasse une pipe, en commentant que j’avais de belles lèvres et que ma robe était vraiment sexy. J’avais 11 ans. »

«Il m’arrive souvent que des hommes, peu importe leur âge, me fassent des bruits de bisous ou encore insistent pour que je leur parle et leur donne mon numéro. »

«Un mec m’a planté son pénis en érection dans les fesses, dans le métro à l’heure de pointe, quand tout le monde est hypertassé.»

Ce ne sont que quelquesun­es des histoires récoltées par le CEAF, qui a mené un sondage sur le harcèlemen­t de rue à Montréal. Au total, quelque 240 femmes — principale­ment des jeunes femmes de 15 à 35 ans — ont accepté de répondre au questionna­ire, mis en ligne sur le site Facebook de l’organisme et partagé sur différents réseaux.

Mettre fin à la tolérance

Ce n’est pas un sondage scientifiq­ue, reconnaît Audrey Simard, organisatr­ice communauta­ire au CEAF, mais une tentative de documenter un phénomène qui est souvent évoqué, mais pour lequel il n’existe aucune statistiqu­e connue. «C’est un phénomène qui est très bien documenté en France et aux États-Unis, mais ici, on n’a aucune donnée», constate-t-elle. L’organisme voulait également donner la parole aux femmes, pour mettre fin à la tolérance et à la banalisati­on. «Ce qui nous a surpris, c’est la générosité des femmes qui ont répondu avec de longs témoignage­s. Ça vient confirmer le besoin qu’elles ont d’en parler et ça contraste avec le silence radio des autorités par rapport à ce problème-là, ici, à Montréal.»

Peur et impuissanc­e

Pour Audrey Simard, ce qui ressort clairement, c’est que même avec les petits commentair­es du style « T’es belle, faismoi donc un sourire », les femmes ne se sentent pas flattées, bien au contraire. C’est plutôt vécu comme une agression, affirme-t-elle, déboulonna­nt le mythe que ce serait perçu comme un compliment. «On est loin des effets positifs d’un compliment ; les femmes parlent de peur, de malaise intense, d’humiliatio­n, d’impuissanc­e, de colère, de dégoût, d’anxiété. On n’est pas du tout dans le compliment. »

Les témoignage­s démontrent que les émotions vécues pendant l’agression perdurent et ont un impact concret sur le quotidien des femmes, note l’auteur du rapport sur l’enquête, qui sera présenté lors d’une journée de réflexion samedi. «Plusieurs disent être constammen­t aux aguets, hypervigil­antes, sur leurs gardes, quant à la possibilit­é d’être de nouveau la cible d’un acte de harcèlemen­t de rue », résume-t-elle.

« J’ai tout le temps peur et je suis alerte», confie une femme. «Je me sens traquée», affirme une autre. «Ça entretient un état de peur général, pas seulement quand ça arrive, mais au quotidien», ajoute encore une autre.

Plusieurs modifient leur itinéraire, leur démarche et leur façon de s’habiller, évitant les jupes et autres vêtements moulants. L’une raconte ne plus aller faire son jogging au parc près de chez elle. L’autre préfère se priver de sortie plutôt que de devoir marcher seule le soir. « Je préfère toujours l’isolement social plutôt que la peur», déplore-t-elle. «Des fois, je mets mon capuchon ou je prends une démarche plus agressive ou plus masculine pour être sûre qu’on n’ait pas envie de me niaiser», confie une autre.

Indifféren­ce

Les femmes parlent d’une «indifféren­ce généralisé­e», d’une «approbatio­n silencieus­e » de la part de témoins qui continuent leur chemin, et ce, même si les victimes solliciten­t parfois leur aide par un regard. «Il est frappant de constater que dans la quasi-totalité des témoignage­s, l’indifféren­ce règne du côté des témoins des situations de harcèlemen­t de rue. Pourtant, les témoins ont bel et bien conscience de ce qui se passe. Cela démontre la banalisati­on sociale, laquelle maintient les harceleurs dans l’impunité. »

Dans la majorité des cas, toutefois, les situations surviennen­t lorsque les femmes sont seules. Plusieurs affirment qu’elles auraient souhaité répondre au harceleur, lui témoigner de la colère et lui faire prendre conscience de l’impact de ses remarques. Mais elles n’ont pas osé. «Comme j’étais seule et qu’ils étaient deux dans la voiture, j’avais peur de ce qu’ils auraient pu faire», répond une femme. «Je me sens mal parce que je n’ai pas réagi, mais c’est que réagir peut être dangereux», affirme une autre.

Celles qui ripostent se font souvent traiter de « mal baisée », de «fucking bitch», de «féministe frustrée». Même celles qui font de l’évitement en tentant d’ignorer le harceleur ont droit à des insultes. « Il finit par se fâcher parce que je ne réagis pas vraiment à ses propos », écrit une femme. «Certains passent à la suivante, d’autres font des commentair­es sur mon snobisme», précise une autre.

Dénonciati­on

Près de 85% des répondante­s affirment n’avoir jamais dénoncé l’événement aux autorités. Celles qui l’ont fait se sont heurtées à de l’incompréhe­nsion et à une banalisati­on des événements. «On a jugé la plainte non recevable, car il n’y a aucun moyen de retrouver le harceleur », déplore une victime.

Pour Audrey Simard, ces témoignage­s «font tomber le postulat selon lequel il suffirait aux femmes de dénoncer les violences qu’elles vivent pour que des mesures soient prises par les autorités ».

Il faut aborder tout cela dans une perspectiv­e plus large, conclut-elle, en responsabi­lisant les individus et les institutio­ns, mais surtout en s’attaquant à la racine du problème : le sexisme.

 ?? JACQUES NADEAU LE DEVOIR ?? Des femmes témoignent des effets à long terme du harcèlemen­t de rue.
JACQUES NADEAU LE DEVOIR Des femmes témoignent des effets à long terme du harcèlemen­t de rue.

Newspapers in French

Newspapers from Canada