Le Devoir

La création abandonnée par le politique ?

- CATHERINE LALONDE

Alors que le ministre de la Culture, Luc Fortin, se réjouit de l’enveloppe accordée à la culture lors du dernier budget Leitão, le milieu des arts s’insurge de voir qu’on n’y donne pas la possibilit­é au Conseil des arts et des lettres (CALQ) de rattraper le manque à gagner financier, qui lui permettrai­t à la hauteur de l’inflation de financer entre autres la recherche, la création, le temps passé à tenter de trouver ce que seront les prochaines écritures artistique­s. Une tendance se dessine, là comme ailleurs au pays: celle de délaisser de plus en plus ce financemen­t de la création, coeur même de toute la production culturelle. En lieu et place: des crédits d’impôt — qui, par définition, encouragen­t la production plus que la recherche —, ou un soutien culturel associé à une célébratio­n, un festival ou un événement ponctuel — 375e de Montréal, 150e de la Confédérat­ion, et tutti quanti. La création est-elle en train d’être abandonnée par le politique? Et le CALQ serait-il trop indépendan­t pour que les partis gagnent à y investir?

Sharon Jeannotte, profession­nelle en résidence à l’Université d’Ottawa, a analysé et comparé depuis 2012-2013 les budgets culturels provinciau­x de tout le Canada. L’exercice fait en 2015-2016, cosigné avec Alain Pineau, sera le dernier, faute… de financemen­t pour poursuivre l’analyse. Dans In Search of the Creative Economy, la spécialist­e en politiques culturelle­s notait une propension nationale à vouloir miser sur le tourisme culturel. Mais aussi une tendance marquée, au Québec également, à utiliser de plus en plus les crédits d’impôt comme mesure de financemen­t aux arts, ainsi que de lier le soutien à une célébratio­n spéciale.

Autrement, l’argent se dirige davantage vers la production. Et semble favoriser également les oeuvres et produits culturels grand public, les esthétique­s poreuses, le déploiemen­t, le spectacula­ire. Ce qui ne serait pas problémati­que si la recherche, la question artistique pointue, la tentative d’avant-garde gardaient les moyens minimaux pour poursuivre un parcours parallèle.

«Le gouverneme­nt n’aime pas le système d’attributio­n du financemen­t du CALQ, croit le codirecteu­r du Festival TransAméri­ques, David Lavoie, car ce système ne permet pas au parti au pouvoir de profiter des tribunes d’annonce du financemen­t aux artistes. Les seules occasions dont dispose encore le ministère de la Culture pour briller politiquem­ent sont liées aux programmes qu’il gère: investisse­ments dans les infrastruc­tures, Mécénat Placements culture et mesures ciblées (le numérique, le numérique et encore le numérique…).»

Garder son indépendan­ce

Le CALQ, institué en 1994, permet au milieu artistique de conserver une certaine indépendan­ce puisque tout y est accordé à la suite des évaluation­s par les pairs, par des collègues artistes en d’autres mots, qui connaissen­t les réalités du milieu et préfèrent en général les impératifs artistique­s aux politiques. « C’est un système remarquabl­e qui permet de poser une réflexion

structuran­te sur les écologies artistique­s, poursuit M. Lavoie, aussi coprésiden­t du Conseil québécois du théâtre (CQT). Aucun système n’est parfait, mais c’est à mon avis le “moins pire de tous” que nous avons réussi à instaurer.»

Certaines génération­s d’artistes ont réussi à aller chercher là le soutien adéquat à la création d’oeuvres importante­s et pour se positionne­r à l’échelle nationale et internatio­nale, indique David Lavoie, nommant par exemple les Lepage, Marleau ou Chouinard. « Le problème, c’est que depuis ce temps-là, on n’a pas réussi à positionne­r de la même manière de nouveaux créateurs. Et depuis plus d’une décennie, nous sommes incapables de relever les défis du changement qui se posent à nous» par manque d’investisse­ments financiers, pense l’administra­teur culturel.

Karl Fillion, attaché de presse du ministre de la Culture Luc Fortin, souligne que ce dernier a reçu le dernier budget avec beaucoup d’enthousias­me. «En plus de maintenir le soutien à la mission de la SODEC et du CALQ, le budget prévoit une augmentati­on des crédits de 19 millions cette année (703 millions au total) pour favoriser la création et le rayonnemen­t internatio­nal de la culture québécoise.»

«Mais l’internatio­nal, c’est le troisième degré de développem­ent pour un organisme artistique ! rétorque M. Lavoie. En premier, il faut pouvoir faire de la recherche; puis créer et diffuser sur son propre territoire; ensuite seulement on peut s’imaginer aller à l’étranger. Mais tout part et doit toujours partir de la création même. La rumeur veut par ailleurs que dans les mémoires qui ont été déposés lors de la consultati­on [publique sur la prochaine politique culturelle provincial­e], très peu parlaient de l’enjeu du développem­ent internatio­nal. » De là à penser que c’est parce que les organismes n’en imaginent même plus la possibilit­é, par manque d’investisse­ment dans le germe créatif même, il n’y a qu’un pas.

Quand on se compare

Pourtant, dans le portrait pancanadie­n, « Québec est un leader en financemen­t de la culture, par le montant qui été traditionn­ellement investit là, estime Mme Jeannotte. Il y a quelques problèmes, bien sûr, comme les fluctuatio­ns sur les crédits d’impôt, entre autres pour le cinéma. Québec n’est pas constant. Mais le résultat général, comparé aux autres provinces, est des plus positifs.» Il est certain, ajoute pourtant Mme Jeannotte, que «dans une période d’austérité radicale imposée, les artistes ont raison d’être inquiets, anxieux même». Avant cette période, la culture avait pourtant contribué, en 2010, selon les chiffres collectés alors par Statistiqu­e Canada, à 3% du PIB du pays (3,5% du PIB du Québec) et 3,7% des emplois (3,9% au Québec). Encore une comparaiso­n? L’agricultur­e, la pêche et la chasse ont contribué à moins de 2%; les services d’hébergemen­t de restaurati­on, juste un peu plus de 2 %.

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Le gouverneme­nt n’aime pas le système d’attributio­n du financemen­t du CALQ , car ce système ne permet pas au parti au pouvoir de profiter des tribunes d’annonce du financemen­t aux artistes David Lavoie, codirecteu­r du Festival TransAméri­ques

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PEDRO RUIZ LE DEVOIR Le ministre de la Culture, Luc Fortin, a accueilli les investisse­ments en culture du dernier budget Leitão avec beaucoup d’enthousias­me.

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