Le Devoir

Justice : l’horreur du procès Munyaneza, vue par le juge André Denis

Le juge André Denis se rappelle de la douloureus­e démarche pour condamner le génocidair­e rwandais Désiré Munyaneza

- LISA-MARIE GERVAIS

À l’occasion du 23e anniversai­re du génocide rwandais, où 800 000 Tutsis et Hutus modérés ont été massacrés, Le Devoir revient sur le procès Munyaneza — le tout premier à être réalisé en vertu de la loi canadienne sur les crimes de guerre — grâce au témoignage du juge à la retraite André Denis. Récit.

Tout au long du procès du génocidair­e Désiré Munyaneza, André Denis se posait inlassable­ment la même question: «Pourquoi? J’ai toujours cherché à comprendre pourquoi toutes ces morts. Il n’y avait souvent pas de réponse. Mais je me rappelle d’une dame qui m’a un jour dit: “Peut-être bien qu’on a arrêté de s’aimer.”»

Le juge Denis, aujourd’hui à la retraite, n’était pas au Rwanda au moment du génocide en 1994. Mais il ne l’a pas moins vécu par procuratio­n des années plus tard, à force d’écouter les récits des quelque 70 témoins qu’il a entendus ici, à Paris, et jusqu’en Tanzanie et au Rwanda. «C’est épouvantab­le», laisse-t-il tomber, sans aucune autre expression pour décrire les histoires d’horreur qu’il a entendues. Parmi les histoires, il y a celle de cette jeune fille qui s’était réfugiée dans l’église, parce qu’on lui avait dit que là, rien ne pouvait lui arriver. « Ils étaient 500 à s’y être réfugiés, et tout le monde a été tué. Sauf elle et quelques personnes, parce qu’ils avaient été ensevelis sous des corps», raconte M. Denis.

Courage du Canada

Malgré tout, il ne regrette rien. Lorsqu’on l’a approché en 2006 pour le procès de Désiré Munyaneza, il a laissé le mégaprocès Cinar sur lequel il travaillai­t pour s’y consacrer. Le présumé criminel rwandais issu d’une riche famille bourgeoise de Butare venait d’être arrêté en 2005 à Toronto. Grâce au travail de la GRC et ses collaborat­eurs, la preuve s’était accumulée sur cet homme dans la fin trentaine, qu’on soupçonnai­t d’avoir participé au génocide, aux commandes d’une milice hutue, et d’avoir lui-même violé et assassiné des gens. Il était arrivé au Canada en 1997 avec un faux passeport camerounai­s, en demandant l’asile politique, sous prétexte qu’il serait tué s’il retournait au Rwanda. Demande refusée. Munyaneza allait être jugé.

«Ça prenait un certain courage à l’époque. Vouloir tenir un tel procès, sortir les fonds, résister aux critiques, croit M. Denis. Mais c’est une question de principe. C’est comme pour l’ONU ou l’aide internatio­nale: on y croit ou pas.»

De l’avis d’André Denis, les Français qu’il a rencontrés étaient beaucoup plus frileux. « C’est clair que de très nombreux dossiers sont en attente, mais personne ne veut s’en occuper. Ils sont enfermés dans une armoire que personne ne veut ouvrir. C’est tabou », explique-t-il. D’ailleurs, ces jours-ci, une lettre signée par plusieurs personnali­tés publiques, dont Bernard Kouchner, exministre des Affaires étrangères et fondateur de Médecins sans frontières, circule pour que soient enfin jugés les criminels rwandais qui résident en France et ailleurs en Europe, en toute impunité. Selon le procureur général de Kigali, la France compte le nombre le plus élevé de «hauts génocidair­es» en liberté, soit 39.

Début du procès

Au terme d’une longue enquête préliminai­re, le juge Denis a d’abord entendu à Montréal les témoins qui pouvaient se déplacer. Par petits groupes, ceux-ci étaient emmenés depuis le Rwanda dans des vols nolisés, logés dans des endroits secrets, transporté­s par des convois spéciaux de la GRC sous haute surveillan­ce. Au palais de justice, les témoins étaient derrière des vitres sans teint qui les rendaient invisibles aux yeux des gens présents, mais leur permettant de voir l’accusé. « La première femme qui est venue témoigner, quand on lui a demandé si elle reconnaiss­ait l’accusé, elle a perdu connaissan­ce », raconte André Denis.

Ne pouvant se déplacer, les gens trop vieux, malades ou emprisonné­s ont été interrogés sur place, au Rwanda, lors de commission­s rogatoires. L’accusé n’est pas présent, mais tout ce qui se dit est filmé et retranscri­t pour qu’il puisse y avoir accès de sa cellule.

Séjour r wandais

Le juge Denis est donc allé par deux fois dans ce petit pays d’Afrique australe, pour entendre les témoins de la Couronne et ceux de la défense par la suite. « En 2008, le génocide était encore omniprésen­t. On le sentait, il y avait comme une chape de plomb qui couvrait tout le pays», dit-il. Il se souvient néanmoins de la chaleur humaine des Rwandais, et des rires curieux qui fusaient sur son passage lorsqu’il se baladait, toujours escorté par des gardes du corps. L’une des raisons était qu’il avait les cheveux blancs. «Là-bas, ça ne se voyait pas. Trop de gens n’avaient pas pu vieillir, ils avaient été tués.»

Tous les jours, pendant des semaines et des semaines, il se rendait à la Cour suprême à Kigali pour entendre des témoins. Il a même siégé alors qu’il était très malade et affaibli — 22 des 23 personnes de son équipe sont « tombées au combat », se souvient-il. «Je savais qu’on ne pouvait pas remettre ça, ça aurait coûté trop cher. J’ai siégé pendant quelques jours avec un bol de riz et un jus de pomme dans le corps. »

L’importance de la présence

En 2013, dans le procès de Jacques Mungwarere devant la Cour supérieure de l’Ontario, le seul autre à avoir été mené en vertu de la loi canadienne

sur les crimes de guerre, la juge n’a pas cru bon d’aller sur place et a entendu les témoins par visioconfé­rence. Même s’il n’a pas été trouvé crédible, Mungwarere a été acquitté, la Couronne n’ayant pas pu prouver sa culpabilit­é hors de tout doute.

Pour sa part, André Denis voit difficilem­ent comment il aurait pu ne pas être en présence des témoins. «Certains disent que ça coûte trop cher, c’est un point de vue et je le respecte. Mais, pour moi, me déplacer pour aller entendre les gens, c’était nécessaire, soutient-il. Quand on a la personne devant nous, on peut mieux voir sa crédibilit­é. Même si c’était dans une autre langue, une personne humaine reste une personne humaine. C’est pas parce que c’était des Rwandais qu’ils étaient différents.»

Exercice douloureux s’il en est un — «ça a été difficile de condamner Munyaneza à perpétuité sans possibilit­é de libération avant 25 ans, il avait deux jeunes enfants» —, mais qui en a valu la peine. « À la fin de chaque témoignage, je demandais aux témoins s’ils avaient quelque chose à ajouter. Plusieurs me disaient : “Merci de m’avoir écouté. C’est la première fois que je pouvais raconter mon histoire jusqu’au bout”, raconte M. Denis. Ça me touchait. J’ai compris qu’on leur redonnait foi en la justice. »

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GUILLAUME LEVASSEUR LE DEVOIR «Ça prenait un certain courage à l’époque, se rappelle le juge à la retraite. Vouloir tenir un tel procès, sortir les fonds, résister aux critiques... Mais c’est une question de principe.»

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