Le Devoir

Censure, idéologie et vérité

- PATRICK MOREAU Rédacteur en chef de la revue Argument

Dans Le Devoir de jeudi dernier, Thomas Davignon justifie la censure dont font les frais certains intellectu­els dans les université­s au motif que celles-ci ne sont pas un « espace de débat idéologiqu­e », mais des lieux de savoir consacrés au «progrès de la connaissan­ce objective». Il en conclut qu’il est donc parfaiteme­nt justifié que n’y aient «droit de cité» ni «la rhétorique populiste» ni «le pseudointe­llectualis­me pamphlétai­re », pas plus que «les idéologues prosélytes ».

Saute malheureus­ement aux yeux, à la lecture de ce texte, la suffisance remarquabl­e de son auteur, qui sépare doctement le bon grain de l’ivraie, mais sans jamais prendre la peine de définir les termes au nom desquels il opère cette série de distinctio­ns, termes qui sont pourtant hautement problémati­ques: qu’est-ce en effet que ce « pseudo-intellectu­alisme » qu’il condamne et en quoi se distingue-t-il du vrai ? Qu’est-ce qui fait qu’un débat est « idéologiqu­e » (j’aurais pour ma part plutôt tendance à croire que le « débat » luimême ne saurait l’être, contrairem­ent aux positions adoptées par les uns et les autres dans un tel débat) ? Qu’est-ce que la « connaissan­ce objective » et les « faits » dans le domaine des sciences humaines, de la réflexion politique, des choix de société, etc. (puisqu’il s’agissait à la base d’exclure un indésirabl­e d’un débat sur le cours Éthique et culture religieuse) ?

Je me permettrai donc de reprendre ici succinctem­ent ces trois points à nouveaux frais.

Parole frappée d’illégitimi­té

Tout d’abord, le sociologue Mathieu Bock-Côté — puisque c’est bien lui qu’il s’agissait de censurer et que Davignon vise sans le nommer — est-il ce que ce dernier appelle un « idéologue » dont la parole serait frappée d’illégitimi­té dans l’enceinte de l’université? Il suffit de s’appuyer sur quelques « faits » pour répondre à cette question et calmer ainsi de telles inquiétude­s. Docteur en sociologie, chargé de cours dans différente­s université­s, auteur ou coauteur de sept ou huit livres publiés au Québec et en France chez des éditeurs reconnus, ainsi que de nombreux articles de revues, il a non seulement le statut, mais indéniable­ment aussi la stature d’un véritable intellectu­el. Dans ces circonstan­ces, l’accuser de n’être qu’un pseudo-intellectu­el relève à l’évidence de la mauvaise foi. Sauf à considérer, bien sûr, que n’est qu’un « idéologue » tout penseur avec les thèses duquel on n’est pas d’accord! Ce point est important, car à travers ces accusation­s de populisme et de pseudo-intellectu­alisme, c’est bien une volonté de faire taire tous les points de vue divergents qui est mise en avant, et aussi — et c’est encore plus grave à mes yeux — une velléité manifeste de jeter l’interdit sur certains débats, sur certaines questions, qu’il serait malséant de seulement soulever.

Des questions et des concepts discutable­s

En effet, il appert de plus en plus clairement ces derniers temps que certaines questions n’ont, en certains milieux (dont l’université), même plus le droit, apparemmen­t, d’être débattues. La question nationale, l’identité nationale, la laïcité suscitent des anathèmes, mais à peu près plus de discussion­s argumentée­s. Parallèlem­ent, il devient suspect de simplement soulever quelques doutes à l’égard de concepts tels que la «culture du viol», la notion de «genre», l’«islamophob­ie» ou le «racisme systémique», comme si la réflexion sur ces sujets devait être enserrée dans toute une série de nouveaux tabous. Or, ces questions et ces concepts sont, par définition, éminemment discutable­s, car précisémen­t, ils ne relèvent pas d’une «connaissan­ce objective» qu’il suffirait de montrer de façon à ce que seuls les fous ou les aveugles ne soient pas aussitôt convaincus.

Rappelons-le, même si cela relève de l’évidence, la vérité dans le domaine des sciences humaines n’est jamais absolument objective, même si elle s’appuie partiellem­ent sur des faits. Il n’y a pas de vérité «scientifiq­ue» dans le domaine de l’économie, de la sociologie, de la psychologi­e, ni bien sûr dans celui de la politique. Il n’y a et il ne peut y avoir que des théories qui s’y affrontent et qui vont apparaître plus ou moins fondées, plus ou moins productive­s, etc. Penser autrement, ce serait revenir au beau temps de l’URSS, où le diamat (la doctrine marxiste du matérialis­me dialectiqu­e) se vit érigé au sein de l’Empire soviétique en orthodoxie politico-philosophi­que, et cela reviendrai­t, justement, à céder de nouveau aux sirènes de l’idéologie.

Si l’on veut réellement servir la vérité (ce qui me semble effectivem­ent être le rôle de l’université), mieux vaut y laisser s’exprimer toutes les théories, toutes les opinions informées, tous les arguments. Après tout, ainsi que l’écrivait Friedrich Dürrenmatt: «Il n’existe de vérité que dans la mesure où nous la laissons tranquille.» Donnons-lui libre cours, et parions que le bon grain se séparera de lui-même de l’ivraie…

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ISTOCK Il appert de plus en plus clairement ces derniers temps que certaines questions n’ont, en certains milieux (dont l’université), même plus le droit, apparemmen­t, d’être débattues.

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