Wall Street, l’art et la cote
L’ART DE LA CHUTE Texte et scénario: Véronique Côté, Jean-Michel Girouard, Jean-Philippe Joubert, Simon Lepage, Danielle Le Saux-Farmer, Olivier Normand et Pascale Renaud-Hébert, avec la collaboration au scénario de Claudia Gendreau, Valérie Laroche et Marianne Marceau. Mise en scène et direction: Jean-Philippe Joubert. Une coproduction Nuages en pantalon, au Périscope jusqu’au 22 avril.
L’art de la chute rassemble un impressionnant collectif de créateurs autour des thèmes de l’art et de l’économie: ces sphères sont-elles si éloignées l’une de l’autre? Si la proposition peut paraître cérébrale, rêche, il en sort pourtant un spectacle d’une profondeur remarquable.
Le 15 septembre 2008, la banque Lehman Brothers déclarait faillite, dans la crise financière que l’on sait. Le même soir, l’artiste Damien Hirst vendait lui-même ses oeuvres aux enchères, établissant un record de vente de 212 millions de dollars. Incroyable coïncidence, pour qui souhaite lier art et finance. Entre les deux événements, le spectacle tracera des passerelles étonnantes.
L’art de la chute suit une artiste visuelle (Marianne Marceau) qui, dans un creux de vague créatif, profite en 2008 d’une résidence à Londres. Participant à ladite enchère, elle fait la rencontre d’un courtier (Simon Lepage) qui, le jour même, pour avoir su parier sur la chute des marchés, a engrangé des profits monstres.
Enchâssés au récit, des apartés pédagogiques viendront préciser des concepts clés, les «obligations adossées à des actifs» notamment, les prêts à haut risque (subprimes): une série de passages didactiques indigeste, n’eût été le ton bon enfant, le travail de vulgarisation achevé et la façon irrévérencieuse dont ces segments viennent briser le récit, par ailleurs fluide.
Ce qu’il reste de l’art
On attendait beaucoup de l’équipe rassemblée par le metteur en scène Jean-Philippe Joubert. Force est de souligner d’abord la quantité d’écueils évités, notamment celui d’un collage trop disparate. L’ensemble, plutôt, a une cohérence admirable.
Avec force, la présentation riche et limpide interroge notre rapport à l’art, démontrant combien une oeuvre peut être soutenue par une dynamique de confiance similaire à celle des marchés, et combien notre appréciation peut parfois manquer de pureté. Les cyniques diront que c’est chose entendue; or la pièce fait un énorme travail, conviant les ressources du théâtre, pour rendre palpables ces mécanismes, et visible la pente glissante pour l’art, dès lors qu’on lui fixe un prix.
Le rythme, il est vrai, se fait plus relâché dans la seconde partie; reste qu’on parle d’une création assez dense pour soutenir sans problème 2h30 de représentation. Par ailleurs, si un problème technique nous a empêchés d’entendre le dialogue final, on se prend curieusement à souhaiter l’omission de celui-ci pour la suite, signe d’une histoire suffisamment ficelée pour que le spectateur assure ici le relais.
On retiendra par ailleurs les transitions vives et la construction éclatée. La scène est habilement dépouillée et l’intégration des technologies, féconde, le texte est d’une belle franchise. Les cinq comédiens, de leur côté, s’amusent des ruptures de ton, s’amusent tout court. Les permissions, au jeu autant qu’à l’écriture, sont nombreuses. Dans cette liberté à l’oeuvre, plus encore peut-être dans le puissant ancrage dans l’ici et maintenant, il y a de quoi rappeler le No Show, créé sur les mêmes planches il y a quatre ans.
Beaucoup de bon à souligner, en somme, qui rappelle seulement que, quand un spectacle fonctionne, ce sont toutes ses inventivités et trouvailles qui s’en trouvent magnifiées.