Manaus, l’étonnante métropole de l’Amazonie
Improbable capitale trônant au coeur de la forêt tropicale humide, Manaus oscille entre la nostalgie de son opulence passée et l’inédit de son statut de porte d’entrée de l’Amazonie. Plaque tournante des excursions dans la jungle, cette métropole de trois
Dans l’épique et éponyme filmfleuve de Werner Herzog, Fitzcarraldo arrive, haletant et en sueur, au Teatro Amazonas de Manaus. Avec sa compagne, il vient de parcourir 2000 kilomètres pour entendre chanter Caruso, son idole, car il rêve de le voir monter sur les planches de l’opéra qu’il désire ardemment construire à Iquitos, au Pérou.
«Laissez-nous entrer, de grâce!» disent-ils au portier, qui finit par acquiescer devant l’insistance du couple de mélomanes.
De nos jours, nul besoin d’insister pour pénétrer dans l’enceinte de cet étonnant et ravissant amphithéâtre, parachevé en 1896 dans le nordouest du Brésil, à plus de 1000 kilomètres de la côte Atlantique: l’endroit se visite aisément tous les jours.
L’illustre Teatro incarne à lui seul un pan de l’histoire de Manaus, ville inaugurée par les Portugais en 1669 mais qui a connu un essor effréné lorsque la demande pour le caoutchouc s’est faite croissante, au XIXe siècle, enrichissant du coup une bonne partie de sa population. À l’époque, la ville se dote alors d’infrastructures modernes: électrification, tramways électriques, éclairage des rues…
En 1881, pour permettre à la haute société de ce « Paris des tropiques» de se voir autant que d’être vue, le gouverneur de l’Amazonas lance l’idée de créer un auguste lieu de culture et d’échange de regards. «À l’époque, plusieurs des habitants de Manaus roulaient sur l’or: certains envoyaient même leur lessive par bateau à Lisbonne parce qu’ils trouvaient que les eaux du Rio Negro n’étaient pas assez propres!» explique Mayra Domaradzki, guide au Teatro.
L’opulence de la population d’alors transpire toujours de l’ornementation du théâtre, qui fut créé pour que ceux qui le fréquentent se sentent comme dans la Ville Lumière: la bourgeoisie comptait beaucoup de Français et la langue de Molière était d’usage dans les soirées mondaines. «Même le ciel du plafond a été conçu à l’image de celui qu’on voit dans certains quartiers de Paris», ajoute Mayra.
«Justement, tout le monde vient à Manaus pour voir le Teatro; mais qu’a-t-il donc de brésilien, avec son marbre de Carrare, ses lustres de Murano et sa ferronnerie de Glasgow? Même le bois est portugais!», dit Marlon Prado, designer féru d’architecture.
Après avoir livré le caoutchouc en Europe, les navires en revenaient les cales remplies de matériaux nobles, comme les 35 000 tuiles d’Alsace qui recouvrent la coupole du théâtre, aux couleurs des drapeaux du Brésil et de la France.
Cela dit, les planches claires et foncées qui se côtoient aux étages du Teatro sont bien brésiliennes. Même que leur juxtaposition rappelle la Convergence des eaux, phénomène unique au monde où le Rio Negro côtoie sans s’y entremêler le Rio Solimões, avant de former l’Amazone, près de Manaus.
Tout aussi brésiliens sont les pavés de caoutchouc qu’on remarque derrière le Teatro « et qui servaient à étouffer le bruit des sabots des chevaux lorsqu’ils s’en approchaient », dit Mayra. Si on n’y explique pas en détail la fabrication de ces étonnants éléments de revêtement, le Museu do Seringal Vila Paraiso (le Musée du caoutchouc), un peu en retrait de la ville, rappelle lui aussi l’importance de la production du latex dans l’essor de Manaus.
Au XIXe siècle, la bourgeoisie comptait beaucoup de Français et la langue de Molière était d’usage dans les soirées mondaines
Il se déploie sur l’ancienne propriété d’un baron du caoutchouc — comme l’était Carlos Fitzcarrald, celui qui a inspiré le personnage du Fitzcarraldo d’Herzog —, et il permet de comprendre le travail épuisant des seringueiros — les quasiesclaves du latex —, ainsi que la transformation de la blanche sève, avant qu’on l’envoie par bateau vers l’Europe ou ailleurs.
Même si l’actuel port flottant de Manaus, qui s’adapte aux crues du Rio Negro, voit désormais partir moins de navires pour l’Europe, son achalandage d’aujourd’hui n’a rien à envier à celui de l’apogée de la Manaus du caoutchouc.
Troisième pôle économique du Brésil grâce à sa zone franche, la ville tient lieu de plaque tournante et de porte d’entrée de l’Amazonie, et nombreux sont les passagers et les denrées qui transitent par ses berges. Une faune bigarrée de voyageurs, de marins et de manutentionnaires y grouille, et le vieux marché tout en ferronneries dignes de Gustave Eiffel y trône toujours.
C’est non loin de là que s’étire la rue Bernardo Ramos, la plus ancienne de la ville et qui débouche près du Rio Negro. «L’architecture coloniale y est vraiment typique du pays; elle fait penser à Salvador de Bahia, vous ne trouvez pas?» souligne Maria-Stella, guide à l’agence Paradise Turismo, en faisant référence à la ravissante cité coloniale du Nordeste.
Au numéro 145 de cette même artère, l’Instituto Amazônia a justement pour but de redonner vie à des immeubles historiques décrépis, à commencer par ceux du Centro. Là s’alignent nombre de hautes portes caractéristiques de cette ville «où il fait 31 degrés l’hiver et 32 degrés l’été», dit Ruy Carlos Tone, copropriétaire de l’hôtel Casa Teatro.
Manaus enregistre aussi la bagatelle de 150 orages par année, de quoi vous faire hisser le taux d’humidité à des sommets inégalés.
L’Instituto Amazônas a également pour mission de reverdir cette ville qui en a fort besoin par endroits — même si elle abrite le Jardin botanique Adolpho Ducke, qui comprend la plus vaste forêt urbaine au monde —, mais aussi de s’occuper de formation et de réinsertion sociale par l’art, l’artisanat et la récupération.
Les oeuvres ainsi créées se retrouvent au Caminhos da Arte, la boutique où on les écoule: peintures indigènes sur antennes paraboliques, mosaïques contemporaines, sculptures en papier mâché qui semblent taillées dans du bois précieux…
Rai Campos et Amazon Soares, eux, n’ont attendu personne pour leur montrer la voie de l’art: elle est venue d’elle-même croiser leur chemin. Tous deux peintres muralistes, ils redonnent vie à des pans entiers de cette ville trop souvent laissée à l’abandon urbanistique et architectural.
Campos, natif de l’Amazonie rurale, verse dans l’art d’inspiration indigène et peint des figures autochtones. « Avec mes fresques, j’aime rappeler aux gens qu’avant que Manaus soit construite, c’était la jungle, ici!»
Quant à Soares, il fait éclater les formes fauniques avec un rendu contemporain vaguement cubiste : oiseaux et poissons du futur font notamment partie de son corpus artistique, dans cette ville où l’art de la rue prend de plus en plus sa place. «Aujourd’hui, Manaus fait partie des cinq ou six villes de street art les plus prolifiques du Brésil », assure-t-il.
Maintenant que les élus commencent à apprécier leur art, tous deux rêvent désormais d’embellir toutes ces tours hideuses et glauques qui ont champignonné çà et là, y compris dans un proche rayon du Teatro Amazonas.
Ce qui laisse croire que si d’aventure Fitzcarraldo revenait à Manaus ces jours-ci, sans doute essuierait-il une larme et reprendrait-il le premier navire pour Iquitos. Après tout, le dernier amphithéâtre à avoir vu le jour à Manaus l’a été en 2014, en l’honneur des dieux du soccer et non pas pour porter aux nues ceux de l’opéra…
Manaus, ville inaugurée par les Portugais en 1669, a connu un essor effréné lorsque la demande pour le caoutchouc s’est faite croissante, au XIX e siècle, enrichissant du coup une bonne partie de sa population