Six mille ans d’histoire humaine dans un flacon
Pour le professeur Didier Nourrisson, le vin est un formidable révélateur de la société, de ses aspirations, ses tensions, ses croyances, ses préjugés et ses traditions
On sait tout, ou on croit tout savoir du vin. Le jus de la vigne est un produit millénaire auquel bien des traités, des ouvrages savants et des guides ont été consacrés: que peut-il bien rester à en dire ?
Dans Une histoire du vin, qui vient tout juste de paraître aux éditions Perrin, l’historien Didier Nourrisson relève ce pari difficile en proposant un récit axé non pas sur le vin lui-même, mais sur sa consommation dans l’espace français. Il est de passage au Québec pour une tournée de conférences.
Le vin est complexe. Produit fermenté issu du jus de raisin, il est un bien économique et un produit culturel majeur en France, où l’on compte aujourd’hui plus de 500 crus. Or, le vin est aussi un formidable révélateur de la société, de ses aspirations, ses tensions, ses rapports de genre, ses croyances, ses préjugés et ses traditions. Pour Didier Nourrisson, professeur à l’Université Claude-Bernard-Lyon-I, l’histoire du vin est avant tout l’histoire des êtres humains.
S’inscrivant dans la lignée de chercheurs voulant débusquer la dimension culturelle du boire, il veut présenter une histoire du vin sensuelle et sensible, à fleur des hommes et des femmes. Après tout, «voir la société par le fond du verre assure une grande mire», estime l’historien.
Et son Histoire du vin, avec ses 350 pages, s’avère un magnum généreux, rond et joyeux. La première «gorgée» est consacrée aux époques les plus anciennes, de la préhistoire à l’histoire du vin et aux prémices de la fructueuse carrière à laquelle le convoquera le christianisme.
La seconde permet de découvrir le Moyen Âge et l’époque moderne, en s’attardant au vin du point de vue des différents groupes qui composent la société française, du peuple jusqu’à l’Église en passant par les marchands et les aristocrates.
L’industrieux XIXe siècle est au coeur de la troisième «gorgée» alors que les techniques viticoles et vinicoles séculaires connaissent de grandes transformations et que le commerce se structure sous la pression de la modernité, sans oublier les nouvelles préoccupations hygiéniques liées à la montée de l’alcoolisme.
La dégustation se conclut avec l’affrontement entre les partisans de l’abstinence (un souci qui mènera à l’adoption de la loi Evin) et les tenants d’une consommation axée sur le plaisir de déguster et de l’être-ensemble, en n’oubliant pas les nouvelles avenues et les défis de la viticulture du XXIe siècle.
Dans une écriture élégante où l’humour ne cède en rien à l’érudition, Didier Nourrisson livre donc dans cette somme non seulement un récit historique sur le jus de la treille, mais surtout une véritable histoire sociale, culturelle et gourmande de la France.
Le tout se veut gouleyant, d’un abord facile, mais avec des notes complexes qui satisferont les plus exigeants. À consommer en tout temps, de l’apéritif jusqu’au digestif.
Histoire des plaisirs
Didier Nourrisson s’intéresse depuis longtemps aux quelque 2000 ans d’histoire du boire dans l’Hexagone. Depuis Le buveur du XIXe siècle (Albin Michel, 1990), l’historien affiche un parcours résolument tourné vers les «substancesplaisir » : La saga Coca-Cola (Larousse, 2008), Cigarette. Histoire d’une allumeuse (Payot, 2010), Crus et cuites. Histoire du buveur (Perrin, 2013), et surtout Au péché mignon. Histoire des femmes qui consomment jusqu’à l’excès (Payot, 2013) ont attiré l’attention des spécialistes et du grand public.
Cette fascination pour les thèmes liés au corps et à une certaine vision épicurienne est un legs à la fois familial et culturel. «Le vin coule dans mes veines », révèle l’historien, petit-fils d’un propriétaire de vignes et arrière-petit-fils d’un marchand de vin en Forez, dans la Loire. «Je suis héritier d’une civilisation que j’appelle “le vin pour tous”, qui a couru des années 1850 aux années 1950.»
Son intérêt pour le vin lui vient de sa conception même de l’histoire: «Loin d’une histoire-bataille, d’une histoire des grands hommes, il s’agit plutôt de mesurer et d’apprécier la vie quotidienne de tous dans toutes ses dimensions, même les plus banales [boire et manger], selon les normes de tolérance ou d’intolérance sociale en vigueur, les préjugés, les héritages ou les innovations », explique-t-il.
C’est la raison pour laquelle Nourrisson accorde autant d’attention aux «temps» du vin et aux significations socioculturelles accolées à sa consommation, que celle-ci ait lieu en famille, au café ou au cabaret.
C’est alors que cette boisson acquiert tout son caractère, que son sens se développe, que sa personnalité s’affine. L’être humain est une étonnante carafe.
Mais, conclut l’historien, tout n’a pas encore été dit: il faut avoir l’humilité de reconnaître que «le vin n’est pas un objet, c’est un mystère».
L’historien propose un récit axé non pas sur le vin lui-même, mais sur sa consommation dans l’espace français
UNE HISTOIRE DU VIN Didier Nourrisson Perrin, 350 pages