Le Devoir

Portrait de groupe avec suicidé

Où finit l’hommage, où commence le voyeurisme dans l’enquête radiophoni­que S-Town?

- STÉPHANE BAILLARGEO­N

Un avertissem­ent en commençant: il y aura beaucoup de divulgâcha­ge dans cet article sur le blockbuste­r radiophoni­que S-Town. Beaucoup.

Alors, si vous avez l’intention de l’écouter, si vous accordez une certaine importance aux punchs narratifs dans les production­s culturelle­s, rabattez-vous donc sur la page éditoriale. Continuons pour les autres.

La production s’intitule donc S-Town. S pour «shit» et shit pour «merde». On aurait presque le goût de pasticher le titre de ce célèbre journal tenu par un Britanniqu­e racontant son année à Paris : A Year in the Merde…

La ville merdique en question n’a rien à voir avec la capitale peuplée de snobs chiants. S-Town, c’est Woodstock, Alabama. Environ 1500 habitants, que des sudistes 100% coton. La série commence quand l’un d’entre eux, l’horloger John B. McLemore, contacte le journalist­e new-yorkais Brian Reed de l’émission This American Life. Il lui demande de venir enquêter sur un meurtre soi-disant commis par un riche héritier de sa communauté, un crime resté impuni. L’émission du réseau public NPR a réalisé et diffusé le fabuleux podcast Serial (2014), téléchargé des dizaines de millions de fois. Serial raconte l’enquête menée par la journalist­e Sarah Koenig autour d’un vrai de vrai meurtre commis à Baltimore en 1999.

C’est le misanthrop­e et déprimé McLemore qui baptise Woodstock «Shit-Town» dès les premiers échanges avec Reed. Il décrit sa ville comme la capitale étatsunien­ne des agresseurs d’enfants. Il dépeint ses habitants comme des rednecks incultes incapables de comprendre l’urgence de lutter contre les changement­s climatique­s, une de ses nombreuses marottes.

Le reporter se laisse évidemment tenter. Et ça commence. Et il ne faut que quelques minutes pour être complèteme­nt accroc.

Au premier épisode, les deux hommes se rencontren­t sur le petit domaine où vit le lanceur d’alerte quasi quinquagén­aire avec sa mère et une grande meute de chiens. L’ours atrabilair­e a conçu et réalisé un jardin-labyrinthe. Il répare de très vieilles horloges aux mécanismes complexes. Il connaît les méandres du vaste monde et l’âme humaine. Il déteste son coin de pays et regrette de ne pas l’avoir quitté.

Tout cela est raconté dans un accent du Sud

et même précisémen­t dans ce ton encore plus typé de l’Alabama poussé à son paroxysme par le héros de la série. C’est bien simple: ces gens du Sud ne parlent pas, ils chantent, tous autant qu’ils sont. Un peu comme les Marseillai­s qu’on n’entend malheureus­ement presque jamais dans les production­s audiovisue­lles de France. Cette musicalité plaît tout de suite et crée une forte dépendance. D’ailleurs, en passant, la musique de S-Town aussi est envoûtante.

Une condition humaine

Voilà pour la forme. Sur le fond, il ne faut pas trop attendre non plus pour réaliser les âneries et les grossièret­és professées d’un ton si agréable. Même chanté par un Alabamien (sauf ce cher John), un propos raciste reste un propos raciste.

Ce septentrio­n de la ségrégatio­n se révèle tel qu’en luimême dès le deuxième épisode. Le journalist­e un peu craintif farfouille sur le crime dénoncé. Son enquête le mène dans une sorte de club privé où se rassemblen­t les hillbillie­s du coin. Un obèse lui explique qu’il assume. Il lève son t-shirt et montre le tatouage sur son immense bedaine : feed me ! Et puis les langues se délient. Il est vite question des « niggers » et des impôts, qu’il ne faut pas payer puisque ceux-ci servent à entretenir grassement ceux-là.

Comme toutes les oeuvres culturelle­s d’une certaine ampleur, celle-là aussi finit donc par fournir le polaroïd d’une condition humaine, à un moment donné, dans un lieu précis. S-Town ouvre sur une réalité de ce continent, là-bas, maintenant, de laquelle on peut se sentir complèteme­nt étranger tout en y reconnaiss­ant des bribes de notre vie américaine à nous.

Il faudrait peut-être aller du côté des solos théâtraux de Fabien Cloutier (dont Scotstown, son S-Town à lui) pour trouver un peu d’équivalent. En ajoutant toutefois à son propre portrait cette part la plus paumée et désoeuvrée des nègres blancs d’Amérique, une lourde chape de plomb religieuse doublée d’une idéologie hyperlibér­ale. La combinaiso­n engendre une sorte de résignatio­n portée par tous, partout, faisant que chacun s’avère responsabl­e de sa propre misérable condition, avec au surplus l’assurance d’un imparable châtiment. If shit happens, it’s your fault…

Un roman gothique

Un coup de fil ouvre le troisième épisode et fait tout basculer. Reed apprend le suicide de McLemore. La série pourrait s’arrêter là. D’autant plus que l’histoire de meurtre a fait chou blanc. Le récit repart au contraire sur de nouvelles bases, pour finalement offrir le portrait du disparu qu’on dirait sorti d’un roman-savon gothique. Serial traitait d’un meurtre. S-Town concentre ce qu’on peut savoir d’un suicidé et de son héritage.

Les heures enregistré­es par le malheureux avant sa disparitio­n servent à éclairer un personnage enténébré, perturbé et en même temps ultralucid­e, y compris par rapport à ce geste ultime dont il avait parlé en abondance pendant les échanges avec le journalist­e. Au quatrième épisode, Reed appelle plusieurs de ses vieux amis, souvent d’autres gardiens du temps, comme lui. Il en joint un en en Utah qui résume la situation: « John semble avoir fait de sa vie un insurmonta­ble défi», dit-il.

Au total, on se retrouve avec un portrait de groupe sur fond d’autodestru­ction, d’autodécept­ion. Chaque mort est une fin du monde, dit-on. Voici donc un exemple de la terrible et imparable combinaiso­n.

Seulement, à la longue, franchemen­t, avec ou sans l’enivrant accent du Sud, je me suis lassé du récit, peut-être être la faute du gavage au boulot des quatre derniers épisodes. Les quelque sept heures consacrées à ce sublime inconnu du fin fond de l’Alabama — son portraitis­te finit par le décrire comme « génial » — finissent même par forcer l’interrogat­ion sur les limites du journalism­e, cette profession de charognard des événements, petits et grands.

Est-ce pour ce portrait très intime de lui-même que John Brook McLemore avait invité Brian Reed à entrer dans son monde? Où finit l’hommage, où commence le voyeurisme? Et toute chose est-elle bonne à dire ?

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