Le Devoir

Le Philharmon­ique de Vienne, pareil à nul autre

Ici, le feu sacré brûle puissammen­t depuis 175 ans, témoigne Dominique Meyer

- CHRISTOPHE HUSS

L’Orchestre philharmon­ique de Vienne fête ses 175 ans. Né officielle­ment le 28 mars 1842, sous la houlette du chef et compositeu­r Otto Nicolai, l’organisme continue à fonctionne­r en autogestio­n. Le Philharmon­ique de Vienne, qui joue des concerts, enregistre des disques et part en tournée, se produit tous les soirs à l’Opéra de Vienne. Comment est-ce possible ?

«Je suis privilégié d’entendre le Philharmon­ique de Vienne tous les jours. Je suis heureux de pouvoir faire ce métier, et surtout de le faire à un moment où il y a autant de bons chanteurs.» Notre interlocut­eur est l’un des hommes les plus en vue de la planète musicale, Dominique Meyer, directeur de l’Opéra de Vienne. Ès qualités, il est aussi l’employeur principal du Philharmon­ique de Vienne, orchestre dont on connaît peu le vrai fonctionne­ment. «Herr Direktor », comme on l’appelle à Vienne, a accepté pour Le Devoir de mettre en lumière les règles et les singularit­és de cet orchestre.

Les stakhanovi­stes heureux

Beaucoup de légendes urbaines circulent au sujet du Philharmon­ique de Vienne. Il y aurait ainsi deux orchestres, un pour l’opéra, un pour le symphoniqu­e, et le vivier de musiciens serait si grand que la qualité serait inégale…

Rien n’est plus faux, nous dit Dominique Meyer. «Le Philharmon­ique de Vienne est une organisati­on millimétré­e: il y a 149 musiciens et, contrairem­ent à ce qu’on raconte, Orchestre de la Staatsoper et Wiener Philharmon­iker, c’est le même orchestre. » La différence ? «À l’Opéra, les musiciens sont des salariés placés sous l’autorité de directeur de l’Opéra. Quand ils sont Wiener Philharmon­iker, les musiciens jouent dans le cadre de l’associatio­n créée il y a 175 ans, organisée démocratiq­uement, avec des dirigeants élus.»

À l’Opéra, les règles sont communes: les 1res chaises font 11 services par mois, les autres sont astreints à 13, 15 ou 17 services selon leur statut au sein de l’associatio­n. Quand ils se présentent comme Wiener Philharmon­iker, les musiciens décident ce qu’ils veulent. «Souvent, le dimanche, ils jouent la messe le matin à la Hofkapelle, le concert ensuite et l’opéra le soir », souligne Dominique Meyer. Cela fait que «certains jours, des musiciens assument trois services», un service d’orchestre étant une période de travail de 2,5 à 3 heures selon les institutio­ns.

La charge de travail annuelle à l’Opéra est de 300 représenta­tions, plus 110 répétition­s. S’y ajoutent 80 concerts (incluant les tournées), plus le Festival de Salzbourg. Ces contrainte­s obligent Opéra et orchestre à fonctionne­r en symbiose. « Lorsque nous programmon­s, 3 ou 4 ans à l’avance, nous prenons en compte les périodes de tournées: Japon à l’automne et États-Unis l’hiver. Lors de ces périodes, l’Opéra ne peut pas afficher des oeuvres trop lourdes, car souvent l’orchestre part en tournée avec de grosses pièces — Bruckner, Mahler, Strauss — et on ne peut pas conjuguer deux gros orchestres. »

Pour Dominique Meyer, le Philharmon­ique de Vienne est un orchestre sans équivalent. Car les 300 représenta­tions d’opéra annuelles se ventilent en «70 séries», c’est-à-dire «plus de 50 opéras différents, certains avec plusieurs distributi­ons ». Lorsque la Staatsoper programme «un Janacek, un Chostakovi­tch ou un Prokofiev que l’orchestre n’a jamais joué», cela consomme nombre de répétition­s dans le contingent annuel de 110. « Cela veut dire par ricochet qu’il y a 30 séries sur lesquelles il n’y a aucune répétition d’orchestre », avoue Dominique Meyer. « Quand j’étais à Paris, si quelqu’un m’avait dit que je ferais un jour une oeuvre même aussi simple que Le Barbier de Séville ou L’élixir d’amour sans répétition d’orchestre, j’aurais répondu: “Vous êtes complèteme­nt cinglé !” Eh bien, à Vienne, on peut faire un Ring de Wagner sans répétition­s d’orchestre et à superbe niveau. » Un miracle culturel, unique au monde.

La grande famille

Comment entre-t-on dans cette famille de 149 membres, qui n’admet des femmes en son sein que depuis 1997? «Quand une place devient vacante, un concours est organisé et le lauréat rentre en probation. Après une année de probation suivent deux années avant de devenir Philharmon­iker à part entière, c’est à dire membre de la coopérativ­e qui se répartit les bénéfices.» Les autres musiciens sont salariés.

Au-delà des 149 postes fixes de membres de l’associatio­n, trois sortes de musiciens peuvent venir se greffer au groupe. D’abord, des musiciens à la retraite. « Cette année, Heinrich Koll, le 1er altiste, part à la retraite. Franchemen­t, il jouera aussi bien en septembre qu’en juin et on sera heureux de le revoir!» s’amuse le directeur de la Staatsoper. Second levier, «la Musique de scène de l’Opéra, des musiciens de très haut niveau, recrutés par des jurys comprenant des Philharmon­iker, et qui peuvent jouer avec eux.» Troisième vivier : «de jeunes musiciens prometteur­s, cooptés par des Philharmon­iker ».

Dominique Meyer insiste sur une chose importante rarement relevée : «Lorsque des musiciens supplément­aires sont requis, par exemple en raison d’une tournée, ils sont répartis à parts égales entre l’orchestre qui reste à Vienne et l’orchestre qui part en tournée. Il est donc tout à fait faux de penser que ce sont les titulaires qui partent et les remplaçant­s qui restent. Tout est réparti à due concurrenc­e.»

L’ingrédient secret? « Les Philharmon­iker travaillen­t beaucoup plus que les musiciens des autres orchestres. » Des blessures à répétition? « Jamais ! » selon Dominique Meyer. «Non, ils jouent davantage et ils adorent jouer… sans compter la musique de chambre, en plus ! »

«Je peux vous confier une anecdote, que vous comprendre­z très bien puisque vous connaissez l’histoire du disque, nous dit M. Meyer. Il y a un an, pour ses 80 ans, Zubin Mehta est venu diriger la 9e Symphonie de Bruckner. Vous savez que c’est le disque qui l’a lancé, son premier avec le Philharmon­ique de Vienne. Et quand un chef vient à Vienne à 80 ans diriger la 9e de Bruckner il y a fort à parier

que c’est sa dernière: ce fut la dernière de Bernstein, la dernière de Karajan, la dernière de Giulini. Qui plus est, Zubin Mehta a étudié ici, il était contrebass­iste et a fait des remplaceme­nts à l’orchestre quand il était jeune. »

«J’étais avec mon fils et je lui ai dit: tu vas voir, cela va être très émouvant à la fin, car c’est impossible que Mehta ne pense pas à tout cela; que tous les anciens n’y pensent pas. À la fin, Zubin Mehta a embrassé Rainer Küchl, qui fut violon solo pendant 46 ans. Mon fils et moi avons rencontré Küchl dans la rue, dix minutes après le concert, et il nous a dit: “Oui, c’était tellement émouvant ; on y pensait tous. Vous voyez, j’ai joué la messe ce matin, ce grand concert cet après-midi, mais je suis le roi des imbéciles!”» «Pourquoi?» s’étonne alors Dominique Meyer. « Parce que j’ai oublié qu’il y avait la dernière de Lady Macbeth de Mtsensk de Chostakovi­tch à l’Opéra ce soir et j’ai oublié de m’inscrire pour jouer. Du coup, je vais la rater.»

On appelle cela le feu sacré. Et, à Vienne, il brûle puissammen­t et passionném­ent !

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GEORG HOCHMUTH AGENCE FRANCE-PRESSE Dominique Meyer, le directeur de l’Opéra de Vienne, dans ses quartiers, en février dernier

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