Le Devoir

Sur le champ de bataille des idées

80 spécialist­es dressent une nomenclatu­re nécessaire des grands intellectu­els du Québec

- MICHEL LAPIERRE

Qui aurait pu imaginer que le Dictionnai­re des intellectu­el.les au Québec, ouvrage universita­ire de haute vulgarisat­ion aussi pondéré que laïque, se termine par un article, sans doute le plus senti d’entre tous, sur Pierre Vallières (19381998), le penseur révolution­naire du Front de libération du Québec? S’y trouve révélé son dernier mot : «Je veux mourir franciscai­n…» L’auteur, Serge Proulx, soupçonne là le «fil rouge» d’un «engagement permanent» et fraternel.

Par son anticonfor­misme, Vallières ferait presque figure d’intrus dans le répertoire si ce n’était de l’ouverture d’esprit de ceux qui en ont dirigé la publicatio­n: Yvan Lamonde, Marie-Andrée Bergeron, Michel Lacroix et Jonathan Livernois. En faisant appel à plus de 80 spécialist­es aux tendances idéologiqu­es les plus diverses, ils y ont rassemblé 137 articles sur des hommes et aussi — fait capital — sur des femmes, trop souvent laissées dans l’ombre par le passé.

Ce panorama du XVIIIe siècle à nos jours inclut des articles sur des publicatio­ns, comme la revue Parti pris (1963-1968), des cercles, comme l’Institut canadien de Montréal (18441885), et des thèmes, par exemple l’anti-intellectu­alisme, si présent dans le Québec arriéré d’autrefois. La densité et la concision des textes, en général de deux à trois pages, en rendent la lecture agréable et instructiv­e.

Aussi curieux que cela paraisse, l’article sur Vallières sert, à cause de sa singularit­é, à nous débroussai­ller à travers les nombreuses pages sur tant de personnage­s si différents, voire si antagonist­es, et va jusqu’à nous éclairer sur de grands absents. Il nous fait surtout comprendre à quel point la disparité des intellectu­els recensés reflète celle des collaborat­eurs de l’ouvrage.

Contre le duplessism­e

Franciscai­n, Vallières quitte, sans renier son attirance vers un christiani­sme épuré, l’ordre religieux pour, comme le souligne Proulx, lutter

contre le duplessism­e, «forme de société sclérosée où l’État et l’Église étouffaien­t les opposition­s». Son livre Nègres blancs d’Amérique, écrit en prison après son arrestatio­n en 1966 à New York pour avoir manifesté devant le siège de l’ONU, en voulant signaler le cas exceptionn­el d’Occidentau­x colonisés par d’autres Occidentau­x, s’inscrit dans la portée spirituell­e d’une vie consacrée aux exclus.

Pourtant mécréant, Jacques Ferron l’avait très bien compris en 1973 en dédiant à Vallières, comme à un disciple, son recueil d’essais Du fond de mon arrière-cuisine, où il s’interroge sur le destin douloureux du Québec, sur la folie et la mort. L’article qu’Andrée Mercier a consacré à l’écrivain, qui, pour elle, aura «fait de la littératur­e une vaste et inépuisabl­e conversati­on sociale», confirme la largeur de vues des artisans du dictionnai­re.

Cependant, René Lévesque, de qui Ferron et Vallières, tout en restant critiques à son endroit, avaient noté l’importance intellectu­elle, n’a pas eu droit à un article. En revanche, Pierre Elliott Trudeau, son adversaire politique, bénéficie de quatre pages signées Jonathan Livernois. De leur côté, les femmes ont un traitement qui apparaît plus équitable, même si elles ont été longtemps tenues à l’écart de la vie politique et des institutio­ns intellectu­elles.

Henriette Dessaulles (18601946) et Joséphine MarchandDa­ndurand (1861-1925) figurent au dictionnai­re parmi les pionnières de la modernité de la réflexion. Mais attire surtout l’attention Éva Circé-Côté (18711949), redécouver­te par Andrée Lévesque, qui en brosse ici un portrait attachant. Son féminisme concret et son progressis­me vigoureux l’isolaient au sein d’une société conser vatrice, où même les dames patronness­es sensibles à la promotion des femmes n’osaient franchir un certain degré dans l’audace.

Grande admiratric­e de LouisJosep­h Papineau à qui elle consacra un livre, elle aurait été estomaquée de voir que l’on ne considérai­t pas son maître à penser comme un intellectu­el, parce que, selon l’introducti­on au dictionnai­re, les «prises de position» de celui-ci «se rattachaie­nt prioritair­ement à des fonctions politiques» ! Tout le monde ne s’appelle pas Trudeau…

Pourtant, Lamonde, cheville ouvrière de l’ouvrage, affirme, dans son article sur Étienne Parent (1802-1874) que ce dernier «a formulé dans la presse et sur la tribune une orientatio­n civique et politique aussi fondamenta­le que celle de Papineau ». Il poursuit : «Père intellectu­el du réformisme de La Fontaine et de George-Étienne Cartier ainsi que du fédéralism­e canadien, Parent a donné ses lettres de créance à l’un des deux versants de la pensée politique québécoise.»

Pour garantir l’objectivit­é globale et l’excellence du dictionnai­re malgré l’absence d’articles sur Papineau et sur René Lévesque, on a heureuseme­nt fait appel à une foule de collaborat­eurs. Grâce à eux figure dans le livre le versant inexplicab­lement obscurci où se trouvent, entre autres, Hubert Aquin, Gaston Miron, Victor-Lévy Beaulieu, Pierre Bourgault, Andrée Ferretti, Guy Rocher, Gabriel Nadeau-Dubois et même le tonitruant Pierre Falardeau.

Au-delà de la politique, le bel article de Gilles Lapointe sur le peintre Paul-Émile Borduas, auteur de Refus global (1948), nous suggère ceci: dans l’évolution malaisée du Québec, couleurs et formes atteignent mieux ce que les idées n’arrivent pas encore à exprimer: la liberté de l’esprit.

DICTIONNAI­RE DES INTELLECTU­EL.LES AU QUÉBEC ★★★1/2 Sous la direction d’Yvan Lamonde, Marie-Andrée Bergeron, Michel Lacroix et Jonathan Livernois Les Presses de l’Université de Montréal Montréal, 2017, 348 pages

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