Pour en finir avec Chicoutimi
Kevin Lambert prophétise l’autodestruction de la capitale du Saguenay
Aux poubelles, cette ambition de mythification du territoire québécois qui traverse nos fictions depuis quelques années. Dans Tu aimeras ce que tu as tué, Chicoutimi est une ville glauque et oppressante, où les gamins ne sont bons qu’à mourir. Élucubrations dystopiques? Que l’école primaire où étudient les personnages de ce premier roman de Kevin Lambert porte le nom du journaliste sportif Réjean Tremblay indique d’emblée que oui, bien que le délétère conformisme sur lequel l’auteur de 24 ans crache ne semble pas être le fruit d’une imagination complètement débridée.
Une petite fille est déchiquetée par une souffleuse. Au zoo de Saint-Félicien, le petit Croustine (!) est poussé par son père dans l’enclos des guépards, qui s’en délectent. Un grand-papa, directeur d’école respecté, asphyxie son petit-fils en lui enfonçant son pénis dans la bouche. Ce qui n’empêche pas ces enfants de continuer d’aller en classe et de jouer avec leurs amis, comme si la mort dans cette «capitale de la douleur» n’avait pas tout à fait d’emprise. Il y a quelque chose de pourri au royaume du désespoir adolescent, du désir refoulé et du suicide en série.
«J’aime pas grand-monde, en vérité, sauf quelques écrivains […] qui sont pas obsédés par des questions de fondation et qui s’appliquent à bien démolir de belles choses prisées tout à fait gratuitement à chacune de leurs phrases », confie le narrateur Faldistoire, dans un passage qui pourrait servir d’art poétique à Kevin Lambert et à ce roman difficilement descriptible, parce que sauvagement étrange, mais aussi furieusement ensorcelant. Réjouissonsnous que celui qui est né à Chicoutimi en 1992 ait visiblement des comptes à régler; la littérature québécoise s’autorise rarement une telle férocité.
Prophétiser la fin de « Chicoute »
Bien démolir «Chicoute»: voilà, oui, le projet de Kevin Lambert, dans la mesure où son entreprise de saccage à lui n’a rien de gratuit. C’est le conservatisme atavique et le racisme latent qu’il fustige, en prophétisant la fin brutale d’un monde tolérant ces idées, et en poussant jusqu’au bout de leur logique la violence que portent ces visions étriquées du vivre-ensemble. Il réplique à l’obscénité de l’ostracisme avec l’arme de la provocation, en laissant entendre par la voix de son narrateur que l’homophobie serait enracinée dans les pulsions homoérotiques que s’appliquent à refouler ceux qui passent leurs soirées au bar de danseuses. Rien de moins.
«Je cherche le ciel pour mieux le maudire, je veux te saisir entière, Chicoutimi, pour connaître le visage de celle que j’haïs, lance Faldistoire, dans un style oscillant entre le trivial et l’incantatoire. J’ai tellement hâte de te voir agonisante, de voir tes yeux en détresse implorer ma pitié. Mais je serai sans pitié. Je n’en peux plus d’attendre ta destruction, d’espérer une catastrophe qui mettrait fin à tes jours, qui te rayerait de la carte. C’est moi qui te détruirai, Chicoutimi.»
Chant sombre d’un jeune queer en colère, fantasme de vengeance tordu, rêve halluciné d’une apocalypse aussi salvateur qu’un incendie de forêt, Tu aimerais ce que tu as tué exacerbe jusqu’à l’excès la laideur ordinaire d’un Québec pris dans l’étau de ses préjugés. L’image qu’il nous renvoie à la gueule fait forcément très mal, bien que jamais autant que les déclarations du maire de Saguenay, Jean Tremblay, qui ne manque jamais une occasion d’assimiler les nudistes à des pédophiles (en mars 2016 sur les ondes de KYK Radio X), ou d’attiser la peur des musulmans. Autrement dit: c’est précisément parce qu’il parle du réel que le roman de Kevin Lambert donne autant le goût de vomir.