Tragédie au coeur de la taïga
Le premier roman de Victor Remizov oppose corruption et cri de liberté sur fond de grands espaces
Nous sommes quelque part en Sibérie extrême-orientale, perdus dans les confins sinueux de l’Amour. Forêts de mélèzes, montagnes découpées par des rivières à saumon, immensité riche et éternelle.
Un territoire qui appartient à l’ours brun, aux zibelines et aux lagopèdes, mais où l’homme est aussi parvenu à se faire une petite place.
À la manière d’un thriller, c’est l’univers où nous fait pénétrer Volia Volnaïa, le premier roman de Victor Remizov, né à Saratov en 1958, qui a travaillé comme expert géomètre en Sibérie, a été journaliste puis professeur de littérature russe.
Là-bas, bien plus près de Tokyo et de Harbin que de Moscou, les hommes vivent dans une relative harmonie avec une nature hostile dont ils savent exploiter les ressources sans trop mettre en péril son existence. Une poignée d’irréductibles à la couenne dure qui ont survécu aux rigueurs du climat comme aux séismes de l’histoire — le communisme, les goulags, les terribles années 1990.
Mais dans cet univers bien rodé, un sérieux conflit éclate un jour entre la police locale et quelques habitants du petit village de Rybatchi lorsque Kobiak, un chasseur, prend la fuite après avoir fait basculer «accidentellement» dans un ravin le véhicule de miliciens qui s’étaient stationnés en plein milieu de la route. Descentes, saisies d’oeufs de saumon à la tonne («l’or rouge» de la taïga), arrestations arbitraires de petits braconniers: entre la vendetta aveugle et la mise au pas d’une région doublement sauvage, c’est une véritable chasse à l’homme qui s’engage.
Petite corruption ordinaire
Aujourd’hui, là-bas comme ailleurs, tout s’achète et tout se vend. Les lois semblent avoir été conçues pour être contournées — moyennant compensation pour celui qui est chargé de fermer les yeux. L’avidité menace l’environnement et les représentants du pouvoir local sont les premiers à se remplir les poches.
En plus du fugitif et de quelques policiers locaux qui font leur possible pour calmer le jeu, le roman compte plusieurs personnages bien nuancés. Genka, chasseur professionnel, admiratif devant «la répétition éternelle et inépuisable » qu’offre la taïga. Balabane, sorte de fou du village, barde alcoolique et grand lecteur, ancien militaire stationné en Tchétchénie. Jebrovski, un riche homme d’affaires moscovite un peu blasé, a fait l’acquisition d’un territoire de chasse et y revient chaque année durant quelques mois s’offrir sa dose de solitude et de liberté.
Entre les cimes et les racines de la forêt sibérienne, au ras du sol, Volia Volnaïa nous dépeint un autre écosystème, social celui-là, régi par une autre forme de prédation où les puissants se nourrissent encore des plus faibles, victimes sans fin d’enjeux qui les dépassent.
Car la corruption en Russie est comme un poison lent. Les gens y sont insensibilisés, ils ne la voient plus. C’est l’air qu’ils respirent. Victor Remizov, qui ne fait pas de politique mais a des yeux pour voir, le dit bien : « Je n’ai rien inventé, je ne fais aucune découverte dans ce roman, je décris notre vie.» Tout simplement, sans forcer la note.
Pour Guenka, Kobiak ou Jebrovski, le mot «volia» incarne en russe une idée de liberté ancienne, devenue aujourd’hui un peu folklorique — le titre, ainsi, se traduirait par «Liberté libre». Au milieu de la taïga, c’est une aspiration à l’harmonie, soutenue par un réseau subtil de solidarités.
Sans lyrisme, promenant un regard aiguisé et amoureux sur ces immensités, l’écrivain russe tire de ces affrontements entre les hommes et avec la nature un roman fascinant.
Avec ses histoires de zibelines et de zizanie au coeur de la taïga, ses isbas au plancher de terre battue, ses bouranes pétaradants, ses envolées aux accents de sagesse cosmique, Remizov n’a rien à envier à des Américains comme Jim Harrison, Barry Lopez ou David Vann.
Un beau cri de révolte et de désespoir.