Variation élégante sur un ménage à trois
90 ans plus tard, le livre à l’origine du film Jules et Jim paraît enfin en français
Chef-d’oeuvre de François Truffaut de 1962 avec l’inoubliable Jeanne Moreau, Jules et Jim puisait sa source dans le roman du même nom de Henri-Pierre Roché, luimême inspiré par la liaison qu’il avait entretenue dans les années folles avec Helen Grund, journaliste de mode mariée à l’écrivain Franz Hessel. Ce n’est qu’après la mort de cette dernière, en 1982, qu’on dévoila l’identité du trio amoureux. Inédit en français depuis sa parution en 1927, Berlin secret de Franz Hessel offre une élégante variation sur ce ménage à trois.
Campé dans le Berlin de 1924, ce roman d’une prose précieuse au charme suranné met en scène Wendelin von Domrau, jeune homme au charme irrésistible, son ami Clemens Westner, professeur de philologie, et Karola, femme de Clemens, qui s’ennuie dans son rôle d’épouse et mère au foyer. Après une soirée bien arrosée, Karola se rend chez Wendelin afin qu’il l’emmène loin de Berlin.
«À lui je ne manquerai pas. Je crois que c’est quand je suis absente qu’il m’aime le plus. Il est comme son fils: quand je suis partie, Erwin transporte sur le tapis, devant mon divan, ses jeux de construction et ses cubes en bois, ses cahiers et ses crayons, et il construit et peint comme si j’étais là, allongée près de lui. C’est ainsi que Clemens fera les cent pas dans ma chambre, regardera et touchera mes affaires et s’imaginera m’aimer», confie Karola à son jeune amant dans l’espoir de tuer toute culpabilité qui pourrait le tenailler.
Le tourbillon
Se déroulant en moins d’une journée, Berlin secret nous entraîne dans le tourbillon de la vie, comme le chantait Moreau chez Truffaut, d’une galerie de personnages qui refusent de penser aux conséquences de leurs actes. De par leur comportement irréfléchi, leur nature arrogante, Franz Hessel traduit avec éclat l’effervescence de Berlin au lendemain de la Première Guerre mondiale.
«Vous allez me faire le plaisir de ne pas vanter les joies de la vieillesse. C’est une suggestion dangereuse. Seule la jeunesse est belle. Il est absolument impossible d’éviter la flétrissure, mais c’est une saleté contre laquelle on peut s’endurcir », ordonne la délurée Margot à son ami Clemens, qu’elle juge trop sérieux.
De fait, dans cet univers étourdissant, seul Clemens semble conscient de la réalité, le seul à se montrer rationnel, à analyser chaque situation, même lorsque Wendelin lui avoue sa liaison avec Karola: «Entre nos regards et nos paroles se glissera ce corps à l’affût, le récif des hanches contre lequel se fracasse notre fierté. Tu transformeras ta vie pour la lubie d’une femme, et nous deviendrons toi et moi étrangers l’un pour l’autre. Cette perspective m’angoisse. Peut-être ignores-tu à quel point tu comptes pour moi, petit. »
De restaurants en cabarets, artistes de la scène, poètes crève-la-faim et aristos oisifs célèbrent la vie comme s’il n’y avait pas de lendemain, ignorant l’horreur à venir. Empruntant des motifs à la mythologie et à la tragédie grecques, Clemens comparant l’existence de Wendelin au drame de Narcisse, Franz Hessel brosse un portrait baroque d’une société sur le point de s’effondrer. Alors que ses personnages se plaisent à échanger des ragots, à commenter les dernières tendances, on croirait qu’ils évoluent dans l’univers de F. Scott Fitzgerald, celui qui traduisit avec le plus de lucidité l’insouciance fatale précédant la Grande Dépression.