La modernité et ses travers
Avec érudition, Marc Lebiez décrypte l’obsession de la nouveauté et ses effets secondaires
Ne faudrait-il pas le dire à Gabriel Nadeau-Dubois et à Martine Ouellet? N’aurait-il pas fallu en parler à Pierre Karl Péladeau, à Lucien Bouchard, aux électeurs de Donald Trump, de Nicolas Sarkozy et même à ceux d’Hugo Chávez: la figure du sauveur en politique n’a rien pour rassurer et tout pour inquiéter.
«Face à un sauveur, on ne peut que se taire et suivre le chemin qu’il indique, écrit Marc Lebiez. Or, l’enjeu du débat politique n’est pas de dégager l’unique voie propre à sortir de la situation critique qui s’éternise. Il est de choisir entre les voies possibles dont aucune n’est pleinement satisfaisante ni tout à fait mauvaise […]. Quand une réponse est clairement meilleure que toutes les autres, il n’y a pas débat: on l’adopte. Et donc on échappe à la politique.»
L’obsession de l’innovation, le Culte du nouveau, en politique comme dans les autres sphères très consommatoires de notre modernité, s’accompagnent forcément de travers et d’écueils. Des effets secondaires que décrypte, pour mieux les cartographier, le philosophe français dans cet essai étonnant qui replace notre rapport obsessif et très contemporain au neuf — en matière de technologies, de politique, d’idées… — dans ses origines religieuses. Oui, le sauveur a aussi cette dimension messianique, surtout lorsqu’il se présente la dernière version d’un téléphone dit intelligent en main.
« La nouveauté peut être une des manifestations de l’éternelle répétition de l’identique», écrit Marc Lebiez qui, dans un cheminement audacieux, remonte le fil des nombreux courants gnostiques pour comprendre et surtout éclairer cette urgence de la nouveauté, cette attente du sauveur, incarné dans l’objet comme dans l’individu, et que nourrissent autant les insatisfactions collectives quant à l’ordre du monde que les fractures sociales entre l’élite intellectuelle et les masses laborieuses qui se cherchent dans le divertissement. Pour la gnose, la nouveauté radicale peut seule sauver le monde en nous débarrassant des attributs anciens. Elle est aussi réservée aux initiés. À ceux qui savent.
Tout ce qui est ancien est forcément dépassé par le nouveau qui doit prendre sa place, explique le philosophe en regardant le présent avec amusement et en posant le culte du nouveau comme l’attente d’un salut teinté, depuis l’Antiquité, par un «dualisme» entre «les dépositaires de la Connaissance et la foule», par le sentiment de solitude et d’abandon, par une «religiosité bavarde», par le «goût pour les narrations », par «la propension à l’ésotérisme », écrit-il. Selon lui, le culte du nouveau est paradoxalement très ancien. Et ses travers et incohérences sont du coup héréditaires, même s’ils demeurent particulièrement prévisibles.
«La nouveauté est tout à fait contraire à la raison dans sa nature propre», puisqu’elle est « par définition un “pas encore”», expose Marc Lebiez qui en 1999 faisait l’Éloge d’un philosophe resté païen (L’Harmattan). Pis, le culte de la nouveauté nous place «sous le règne de l’éternel provisoire», dans le registre du messianisme, «condamné à une déception répétée dès que la chose nouvelle ne sera plus qu’elle-même, dépouillée de son attrait de nouveauté». Une perspective ambiguë, conclut le philosophe, qui s’esquive sans doute en appréhendant le monde par ce livre plutôt que ce qu’il ne livre pas et en cessant d’attendre le nouveau pour mieux se remettre à penser à nouveau, écrit le philosophe helléniste.