Dans la solitude d’un pape réformiste
Le journaliste suisse Arnaud Bédat trace la cartographie des courants conservateurs qui cherchent à faire tomber François
Les oeufs miroir, le bacon, le yogourt — «qui est très bon chez vous » — et le café au lait annonçaient pourtant douceur et réconfort, dans les brumes d’un décalage horaire, au lendemain d’un vol en provenance de Suisse. Mais il a fallu, à la volée, interpeller le serveur pour y ajouter un verre d’eau. «C’est un peu étouffe-chrétien ce truc», laisse tomber à la fin d’une bouchée le journaliste Arnaud Bédat, avant d’éclater de rire.
Étouffe-chrétien! L’expression résonne malgré elle comme une espièglerie dans la bouche du grand reporter, coureur d’histoires à travers le monde, pour le compte de L’illustré — un magazine d’information helvétique — ou de Paris Match, et qui
s’est arrêté quelques jours à Montréal pour parler du sujet qui est sa nouvelle religion depuis quatre ans maintenant: le destin singulier de Jorge Mario Bergoglio, transformé par un conclave en pape François et qui aujourd’hui, affirme Arnaud Bédat, serait en danger, au sein même de sa communauté. Les réformes humanistes et sociales qu’il tente de porter en sont la cause. Le propos est étayé dans un livre, François seul contre tous (Flammarion), qui vient de sortir chez nous.
«Il y a quelque chose de fascinant dans cet homme, figure de la sagesse qui a dépassé la catholicité », dit le journaliste agnostique et quinquagénaire, qui avoue avoir cessé de croire à toutes ces bondieuseries à la mort de son père, dans les années 70, quand il avait 13 ans. «François est devenu un leader moral, comme Nelson Mandela, Mahatma Gandhi ou Martin Luther King. Son histoire actuelle, c’est celle de l’humanité qui est en train de se raconter, avec ses tensions, ses contradictions, ses hypocrisies, ses guerres larvées, et c’est pour cela qu’il faut, que l’on soit croyant ou pas, s’y intéresser.»
François a refusé les appartements officiels [...]. Il ne fait pas la morale, il montre l’exemple. Il ne porte pas de croix en or, refuse qu’on le déifie. Arnaud Bédat, reporter et auteur
Une bonne personne
Arnaud Bédat, lui, s’y est intéressé par accident, avoue-t-il, après avoir couvert le conclave en 2013, puis avoir été envoyé d’urgence par sa rédaction à Buenos Aires, en Argentine, pour dresser le portrait de ce pape des pauvres, alors que la fumée blanche dans le ciel du Vatican ne s’était pas encore dissipée. «J’y ai découvert un homme profondément bon, une bonne personne, comme vous dites au Québec. J’y ai tissé des liens de proximité avec sa soeur Maria Elena», dit-il en proposant de nous montrer une photo d’elle qu’il a en permanence dans son téléphone. « François, en bon jésuite qu’il est, cultivé et à l’intelligence fine, s’est rendu compte depuis longtemps que le conservatisme ne peut pas être l’avenir du monde. C’est ce qu’il a toujours combattu dans sa vie de prêtre, puis de cardinal. C’est ce qu’il continue d’affronter au sein même de l’Église, et c’est ce qui menace désormais son pontificat», de manière de moins en moins subtile d’ailleurs.
Pour preuve, en février dernier, des affiches antipape François ont été posées sur les murs du Vatican. « Tu as placé sous tutelle des congrégations, évincé des prêtres, décapité l’Ordre de Malte et les Franciscains de l’immaculée, ignoré les cardinaux… Mais où est ta miséricorde?», pouvait-on y lire, écrit en dialecte romain sous une photo du souverain pontife, l’air pensif lui donnant surtout des allures de grincheux.
«J’ai appris que, depuis juillet dernier, 12 attentats ont été déjoués contre François», laisse tomber Arnaud Bédat, qui a suivi le pape dans de nombreux déplacements officiels, y compris, privilège rare, à bord de l’avion papal, que l’on surnomme parfois «Air Pope One». «C’est énorme et c’est bien plus que pour ses prédécesseurs. Les tensions internes? Les guerres secrètes? Les jeux de coulisses? On est un cran plus loin avec des affiches qui se présentent comme une déclaration de guerre, l’ouverture d’un front sur la place publique.»
Des partis pris qui dérangent
Dans son livre, Arnaud Bédat détaille les racines de cette colère nourrie, en partie par le cardinal américain Burke — un ultra-conservateur — et ses fidèles face à un pape qui expose quotidiennement son parti pris pour les pauvres, qui fait preuve d’ouverture face à l’homosexualité, aux divorcés remariés, qui dénonce le mal induit par les mafias, par les corruptions, par la finance internationale… mettant ainsi en relief les nombreuses contradictions de l’Église, dont les discours bienveillants et la compassion exposée comme ciment de ce culte résistent difficilement au luxe ostentatoire qu’elle expose au Vatican. « François roule en Fiat, il a refusé les appartements officiels pour une villa modeste, dit Arnaud Bédat. Il ne fait pas la morale, il montre l’exemple. Il ne porte pas de croix en or, refuse qu’on le déifie. Autour, des cardinaux vivent avec des privilèges depuis des années, et subir tout ça, ça les gonfle », dit-il avec cet accent du Jura suisse teinté par une charmante bonhomie. « François, c’est le chef, et tu es un peu obligé de le suivre. »
Le pape est un révolutionnaire, dit Arnaud Bédat qui reconnaît, entre deux cuillérées de yogourt, être devenu un « meilleur humain » à son contact et au contact des idées qu’il fait désormais progresser. «Pour lui, un chrétien qui n’est pas révolutionnaire, ce n’est pas un bon chrétien. Il croit que tout se résout dans le dialogue et qu’il faut se remettre constamment en question, soi, tout comme ses préjugés. »
Le projet n’a rien de très ambitieux. Il fait toutefois perdre des repères chez des croyants qui remplissent les églises pour baliser leur angoisse existentielle. Il irrite surtout la frange conservatrice de l’Église par ses tonalités autant que pour ses conséquences possibles sur le 266e successeur de saint Pierre qui, en affirmant ainsi une grandeur morale — y compris auprès de gens d’ordinaire désintéressés par la religion — pourrait finir par ne plus vraiment « représenter la marque ».
«À la base, le discours religieux me fait plutôt marrer, dit le journaliste. Mais le discours de François est différent. Il est un très bon ciment pour unir les hommes » au-delà des clivages religieux, culturels, sociaux… Et c’est sans doute ce qui pourrait bien le sauver, lui qui un jour a dit, pour ne pas répondre à ses détracteurs: «Que l’on m’assassine est la meilleure chose qui puisse m’arriver.»
«On dit qu’à la Curie 10% des gens le soutiennent, 20% sont contre lui et que les 70% restants attendent le prochain pape, résume Arnaud Bédat. Mais face aux menaces, la majorité des croyants et des non-croyants à qui il sait parler et qui le comprennent, c’est son meilleur gilet pare-balles.» FRANÇOIS SEUL CONTRE TOUS, ENQUÊTE SUR UN PAPE EN DANGER Arnaud Bédat Flammarion/Enquête Paris, 2017, 320 pages