Le Devoir

Bientôt un surclassem­ent pour les animaux?

- HÉLÈNE BUZZETTI Correspond­ante parlementa­ire à Ottawa

Combien d’heures une vache, une poule ou un cochon devraient-ils passer sans eau ni nourriture le temps d’être transporté­s jusqu’à leur lieu d’élevage… ou d’abattage? Moins, a tranché le gouverneme­nt fédéral alors qu’il s’apprête à adopter de nouvelles règles en la matière. L’industrie regimbe tandis que les vétérinair­es et les groupes de protection des animaux déplorent la timidité des changement­s.

La réglementa­tion sur la santé des animaux, qui établit les conditions de transport du bétail, date de 1977 et n’a jamais été modifiée de manière significat­ive. L’Agence canadienne d’inspection des aliments (ACIA) qui en est responsabl­e a lancé un processus de consultati­on de l’industrie il y a 10 ans déjà et a finalement accouché d’une propositio­n en décembre dernier. Cette propositio­n est discutée ces jours-ci au Parlement avant l’adoption d’une version définitive.

La propositio­n porte principale­ment sur les intervalle­s maximaux autorisés entre les périodes d’abreuvemen­t et d’alimentati­on du bétail. À l’heure actuelle, les bovins peuvent être laissés sans manger ni boire jusqu’à 52 heures consécutiv­es, le temps d’être chargés sur un camion, transporté­s à leur destinatio­n puis déchargés. L’ACIA propose de ramener cet intervalle maximal à 36 heures. Dans le cas des poulets et des lapins, l’intervalle passerait de 36 à 24 heures. Pour les cochons et les chevaux, de 36 à 28 heures.

Pour la première fois, on crée des règles à part pour les animaux dits «fragilisés» et on limite leur intervalle sans eau ou nourriture à 12 heures. Le nouveau règlement interdirai­t d’embarquer un animal dans un véhicule où il y a «surcharge», celle-ci étant définie comme une

situation où l’animal ne peut rester dans sa position préférée ou ne peut adapter sa position pour se protéger de blessures.

L’ACIA le reconnaît elle-même. « Environ 98% de tous les envois sont déjà en conformité avec les modificati­ons proposées.» C’est ce qui fait dire aux groupes de défense des animaux que la modificati­on est trop timide. «Ils viennent confirmer ce qu’on dit. En d’autres mots, ça ne changera pas grand-chose», lance au téléphone Anna Pippus, la directrice du groupe Défense d’animaux d’élevage.

Au contraire, rétorque l’ACIA. On estime à 700 millions le nombre d’animaux transporté­s chaque année au Canada. Ces 2% de nonconform­ité «signifient qu’environ 14 millions d’animaux par année sont susceptibl­es de souffrir durant le transport, dont 1,59 million d’animaux par année déclarés morts à l’arrivée», estil écrit dans son projet de règlement. Le changement aura donc un impact à son avis.

L’industrie inquiète

En comité parlementa­ire cette semaine, les représenta­nts de l’industrie du porc, du boeuf et du poulet sont venus se plaindre que le projet de règlement n’était pas ancré dans la science.

«Il y a très peu de preuves scientifiq­ues soutenant l’affirmatio­n de l’ACIA que le changement améliorera le bien-être des animaux et réduira le risque de souffrance­s durant le transport», a plaidé Frank Novak, le vice-président du Conseil canadien du porc. Un directeur de la Canadian Cattlemen’s Associatio­n, Matt Bowman, a tenu le même discours. Il a soutenu que 99,95% des animaux effectuant des trajets de plus de quatre heures arrivaient à destinatio­n « sans incident » et que les changement­s proposés risquaient non pas d’augmenter, mais de réduire ce taux.

L’industrie fait valoir en effet que la portion la plus stressante d’un transport est l’embarqueme­nt et le débarqueme­nt. C’est aussi à ce moment que les blessures sont plus susceptibl­es de survenir et que les maladies se transmette­nt. Il est donc plus logique, lors d’un long voyage, de poursuivre sa route s’il ne reste que quelques heures à faire que de s’arrêter et de faire descendre les bêtes dans une aire de repos.

L’Associatio­n canadienne des médecins vétérinair­es, qui regroupe quelque 5500 vétérinair­es au pays, estime que les producteur­s minimisent les connaissan­ces scientifiq­ues sur le sujet. «Dans certains cas, la recherche scientifiq­ue peut fournir des preuves indiquant une détériorat­ion du bien-être de l’animal après une durée spécifique de transport. Toutefois, dans la plupart des cas, la réponse n’est pas linéaire et il n’y a pas un point de bascule précis», a plaidé Michael Cockram, responsabl­e du comité sur le bien-être des animaux à l’Associatio­n.

Aussi, en l’absence d’un tel point précis, il faut réduire la durée des transports. « Nous sommes d’avis que les intervalle­s maximaux proposés pour les animaux sont encore trop longs et devraient être revus à la baisse pour réduire les risques de souffrance», a indiqué M. Cockram.

Anna Pippus indique en outre que le taux de «réussite» de l’industrie ne dit pas tout. « Ce n’est pas parce qu’un animal n’est pas tombé raide mort pendant le voyage que ce voyage s’est bien passé.» Elle propose comme solution de rechange que l’industrie délaisse pour les longs trajets les camions métallique­s ajourés qui exposent les animaux aux intempérie­s et utilise des camions isolés munis de dispositif­s d’abreuvage. Ces camions existent et sont utilisés pour les chargement­s plus fragiles (comme des poussins fraîchemen­t éclos). En Europe, l’utilisatio­n de tels camions est obligatoir­e pour les voyages de plus de huit heures.

Quand on se compare… on se désole?

Les autres pays sont souvent appelés en comparaiso­n. En Europe, par exemple, le temps maximal de transport des ruminants est de seulement huit heures, de douze pour le poulet et le porc. Mais voilà! L’industrie juge ces chiffres trompeurs, car les intervalle­s ne sont pas calculés de la même manière. En Europe, le chronomètr­e est lancé lorsque le dernier animal est chargé sur le camion et s’arrête lorsque le premier débarque. Au Canada, le chronomètr­e démarre dès que la nourriture est retirée à l’animal en prévision de son déplacemen­t, généraleme­nt 12 heures avant son départ.

«La plupart des gens pensent que l’Europe est meilleure, mais je ne suis pas certain que c’est le cas », a soutenu Mike Dungate, le directeur exécutif des Producteur­s de poulet du Canada. Il calcule que le chargement prend quatre heures et le déchargeme­nt, trois. «Donc la norme est 19 heures. Et on leur retire la moulée 12 heures avant le transport. Alors, c’est à peu près 31 heures. Donc nous sommes à l’aise avec où nous sommes [36] en comparaiso­n avec l’Europe.»

L’industrie fait aussi valoir que les distances à parcourir au Canada sont beaucoup plus grandes qu’en Europe, notamment parce que le nombre d’abattoirs au pays a diminué considérab­lement (de 400 à 30 pour le boeuf entre 1976 et 2015, note l’ACIA). Les défenseurs n’ont cure de cet argument. « Les animaux ont la même capacité de souffrir, qu’ils se trouvent en Allemagne ou au Canada», lance Krista Hiddema, la vice-présidente de Mercy for Animals.

Au bout du compte, le débat porte aussi sur l’aspect financier. Comme l’a résumé brutalemen­t le député libéral Francis Drouin en comité parlementa­ire : «Mon travail consiste à trouver le juste équilibre entre le besoin d’une réglementa­tion et l’obligation de s’assurer qu’on n’augmente pas le prix de la nourriture, sinon, les militants anti-pauvreté viendront ici se plaindre.»

Anna Pippus, elle, croit justement que l’équilibre n’est pas le bon. «À partir de quand les soirées “ailes de poulet à 5 cents” deviennent trop peu onéreuses ? Cela est rendu possible parce que les animaux sont traités brutalemen­t.»

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JACQUES NADEAU LE DEVOIR On estime à 700 millions le nombre d’animaux transporté­s chaque année au Canada.

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