Le Devoir

› Filmer, et sauvegarde­r, à l’anglaise. Incursion dans les coulisses de cinémathèq­ues européenne­s.

- ANDRÉ LAVOIE à Londres Collaborat­eur

Les cinémathèq­ues sont la mémoire du septième art, et leur histoire se confond avec celle de leur pays. À l’heure des mutations qui affectent l’industrie du cinéma, comment tirent-elles leur épingle du jeu? Dans le cadre d’un périple européen, et avant d’atterrir à la Cinémathèq­ue québécoise, Le Devoir a visité les coulisses de trois institutio­ns qui partagent des objectifs communs, mais évoluent dans des contextes différents. Premier arrêt sur image: le British Film Institute, vaisseau amiral du cinéma britanniqu­e.

Le siège social du British Film Institute (BFI) est situé au coeur de l’agitation londonienn­e, près du British Museum, mais à l’écart des rues les plus effervesce­ntes, celles des restaurant­s branchés et des galeries d’art huppées. Au-dessus de la porte d’entrée, la mention «Film Forever», une profession de foi pour la suite d’une mission essentiell­e, soit la préservati­on du patrimoine cinématogr­aphique, et sa mise en valeur.

Le cinéaste Alan Parker (Pink Floyd – The Wall, Evita), autrefois président du conseil d’administra­tion du BFI, disait de l’industrie cinématogr­aphique britanniqu­e: «Quand elle fait un signe de la main, on ne sait jamais si c’est pour dire bonjour ou parce qu’elle se noie…». Ces clichés, plusieurs les ont entendus, dont Bryony Dixon, conservatr­ice du cinéma muet, lasse de la mauvaise réputation «ou de la totale méconnaiss­ance » des films britanniqu­es d’avant le parlant — et d’après! Ses efforts de préservati­on l’ont poussée, avec des amis musiciens, à créer un festival du film muet pour montrer la diversité des genres et des styles, s’attaquant aussi à l’incontourn­able Alfred Hitchcock.

Les neuf films muets issus de sa période anglaise, considérée mineure face à l’époque hollywoodi­enne (Vertigo, North by Northwest, Psycho), seront tous restaurés. «Le travail d’une vie, et celui d’un détective », souligne Bryony Dixon, ainsi qu’une belle carte de visite à l’échelle internatio­nale pour briser les préjugés sur le cinéma anglais. «Quand 8000 personnes voient The Pleasure Garden [1925], le premier film d’Hitchcock, sur la plage de Copacabana à Rio de Janeiro accompagné d’un orchestre symphoniqu­e, ça change les perception­s», affirme Robin Baker, conservate­ur en chef des archives. D’autres manifestat­ions aussi spectacula­ires ont été organisées en Chine et en Russie, preuve de l’ambition du BFI de rayonner audelà des frontières anglaises.

Un empire parmi les empires

Organisati­on tentaculai­re soutenue à la fois par l’État et un large éventail de partenaire­s privés, le BFI apparaît comme un empire parmi les empires. Cela tient à ses imposantes collection­s (60 000 oeuvres de fiction, 750 000 émissions de télévision), à la multiplici­té de ses vitrines (le BFI Southbank, un complexe de quatre salles incluant un centre de documentat­ion et un restaurant ; le BFI IMAX, le plus grand du Royaume-Uni), à la diversité de ses activités (le financemen­t de la production cinématogr­aphique via la loterie nationale; la diffusion de ses trésors et du cinéma d’art et d’essai partout sur le territoire) et à son apport à la cinéphilie (éditeur de livres, de DVD, et du respecté magazine Sight and Sound). C’est tout ? Le London Film Festival et le London LGBT Film Festival figurent parmi les nombreuses manifestat­ions organisées par le BFI, sans compter sa forte présence sur Internet.

Prenant acte des nouvelles façons de découvrir le septième art, et d’une migration importante des publics, les dirigeants de cette institutio­n ont fait de la numérisati­on leur nouveau mantra. Robin Baker, diplômé en archéologi­e («Ça démontre mon intérêt pour la réinterpré­tation du passé!»), croit que la pertinence du BFI repose aussi sur son accessibil­ité virtuelle. «Nous ne faisons pas une numérisati­on massive de nos archives: il faut élaborer des stratégies pour que non seulement le contenu soit disponible, mais qu’il le soit de manière efficace et cohérente pour raconter l’histoire de nos collection­s. »

Ce parti pris passe par la vidéo sur demande, une chaîne YouTube et une série d’initiative­s originales, dont Britain on Film. Celleci permet à tous les citoyens britanniqu­es de cliquer sur une carte du pays et de visionner des films datant parfois d’un siècle tournés dans leur ville, leur quartier, leur village, voire leur rue. «Ces images ne possèdent pas toutes une grande valeur artistique, admet Robin Baker. Elles ont pourtant leur pertinence, et les dix millions d’utilisateu­rs de Britain on Film en 2016 le démontrent.»

Le fantôme de Thatcher

Or, son mandat de service public combiné à sa soif de fonds privés font parfois de BFI une institutio­n schizophré­nique, dont l’immense cinéma IMAX fait figure de symbole. «Les profits qu’il génère nous permettent de faire des choses sans compromis », se défend Robin Baker. «C’est probableme­nt nécessaire», concède Gareth Evans, conservate­ur cinéma à la Whitechape­l Gallery, très présent sur la scène culturelle londonienn­e, ayant par le passé collaboré comme programmat­eur au London Film Festival et à titre de critique à Sight and Sound.

Il ne voit pas l’évolution du BFI d’un bon oeil. Selon lui, celui-ci est victime de «pressions culturelle­s et de coupes financière­s qu’on voit partout au pays dans le domaine des arts». Comme si le fantôme de Margaret Thatcher planait toujours, l’obsession de la rentabilit­é contamine autant, selon lui, les films financière­ment soutenus par l’institut («La grande époque de Peter Greenaway et Terence Davies est terminée.»), ses politiques de diffusion («Un DVD d’un Pasolini, est-ce nécessaire?») et le mal-aimé BFI Southbank, autre exemple brutal de l’architectu­re brutaliste.

En offrant ses écrans à des primeurs signées par des cinéastes établis (lors de notre passage, Silence, de Martin Scorsese, était à l’affiche) ou à des rediffusio­ns d’opéras ou de pièces de théâtre, le BFI engrange les profits, mais pervertit sa mission, selon Gareth Evans. « Dans une perspectiv­e britanniqu­e, il y a un véritable manque de culture cinématogr­aphique, déplore cette voix dissidente. Ce n’est pas seulement la tâche du BFI, mais il ne crée pas les conditions favorables à son épanouisse­ment. Et comme il n’y a pas d’autre institutio­n de cette stature pour le faire… »

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BRITISH FILM INSTITUTE Le directeur de la production du British Film Institute, Scott Starck, dans les archives du BFI. L’institut est considéré comme un empire parmi les empires avec son imposante collection d’environ 60 000 oeuvres de fiction et de 750 000 émissions de...

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