Le Devoir

Faudrait-il draguer le fleuve? L’économie du transport maritime change.

- FLORENCE SARA G. FERRARIS

Pressés de toute part par une concurrenc­e internatio­nale féroce, les ports qui jalonnent le chenal de navigation du Saint-Laurent font de gros efforts pour demeurer compétitif­s. Or, cette course à la croissance que l’on observe à l’échelle de la planète est de plus en plus difficile à suivre, surtout quand on sait que la voie navigable du fleuve comporte d’importante­s limites physiques. Assez en tout cas pour que les acteurs de l’industrie maritime québécoise envisagent d’avoir recours au dragage pour demeurer dans la course.

Les plus gros bateaux du monde ne circulent pas sur les eaux du fleuve Saint-Laurent. Trop larges et, surtout, trop profonds pour le niveau d’eau disponible, ces mastodonte­s peuvent, au mieux, se rendre jusqu’au port de Québec où la colonne d’eau est encore assez importante pour permettre la circulatio­n de ces navires sans entrave. Mais au-delà de la capitale, les compagnies maritimes n’ont d’autre choix que de réduire la dimension de leurs embarcatio­ns ou de limiter les cargaisons des plus gros.

«L’évolution de la taille des bateaux est une chose à laquelle on peut difficilem­ent échapper, soutient Mélissa Laliberté, directrice projets et affaires gouverneme­ntales à la Société de développem­ent économique du Saint-Laurent (SODES). C’est une mouvance planétaire qu’on observe depuis déjà quelques années et qui, à terme, aura très certaineme­nt un impact sur le trafic maritime du fleuve. Encore plus avec les nouveaux accords de libre-échange. Est-ce qu’un jour ça nécessiter­a une transforma­tion physique de la voie navigable? Peut-être. Je vous mentirais si je ne vous disais pas que c’est quelque chose dont on parle depuis déjà quelques années.»

Compétitio­n internatio­nale

Là où le bât blesse, c’est que, pour tirer leur épingle du jeu, les ports de Montréal, de TroisRiviè­res et de Québec, pour ne citer que ceux-là, doivent se mesurer aux géants de la côte est. « Nous opérons dans un monde extrêmemen­t connecté, souligne le vice-président aux opérations au Port de Montréal, Daniel Dagenais. Nos clients ne fréquenten­t pas que nos installati­ons, ils vont aussi à Halifax, à Savannah, à New York…»

Or, un peu partout dans le monde, les ports se transforme­nt, investisse­nt des milliards de dollars et draguent leur chenal pour faire toujours plus de place aux super cargos. «Cette course à la croissance s’explique par le désir des entreprise­s de faire des économies d’échelle», soutient Emmanuel Guy, professeur au Départemen­t des sciences de la gestion de l’Université du Québec à Rimouski (UQTR). Spécialisé dans le transport maritime, ce dernier observe cette tendance depuis déjà quelques années. «Avec un bateau plus imposant, les compagnies peuvent transporte­r davantage de marchandis­es tout en préservant leur coût de fonctionne­ment à un niveau relativeme­nt bas, explique-t-il. Pour elles, ça devient particuliè­rement avantageux.»

Et comme les entreprise­s opérant dans le milieu maritime sont de moins en moins nombreuses, la pression sur les ports, elle, ne cesse d’augmenter. «Les compagnies ne sont plus fidèles à leur port, comme c’était le cas il y a quelques décennies, avance l’économiste Claude Rioux. Si elles trouvent qu’une administra­tion ne change pas assez vite à leur goût, rien ne les empêche d’aller voir ailleurs. Les ports sont interchang­eables.» «C’est là que ça pourrait commencer à nous faire mal, renchérit Mélissa Laliberté, de la SODES. Une fois qu’une compagnie est partie, les chances qu’elle revienne dans les eaux du SaintLaure­nt sont assez minces. »

Acceptabil­ité sociale

Une opération de dragage de la voie navigable, même ciblée, ne pourrait toutefois pas se faire en catimini, explique Émilien Pelletier, chimiste de formation et professeur associé à l’Institut des sciences de la mer de Rimouski. « Creuser le chenal nécessiter­ait des investisse­ments colossaux, soutient le chercheur. Et c’est sans compter que ça aurait sans doute des contrecoup­s environnem­entaux très importants. Le fond marin de certaines portions de la voie navigable contient des contaminan­ts dont on ignore parfois la nature. Il y a tellement d’inconnues, ça prendrait d’abord des études d’impact majeures.»

Plus encore, Transports Canada et la Garde côtière, les deux entités fédérales responsabl­es de ces questions, auraient sans doute un important travail à faire pour qu’un tel projet obtienne l’appui de la population. «Le fleuve est fragile, soutient Emmanuel Guy, de l’UQTR. Les gens n’ont pas de problème à ce que les activités portuaires soient maintenues, mais de là à transforme­r la voie? À la creuser davantage? Le pas à franchir est important, et je doute qu’il soit vraiment surmontabl­e d’un point de vue d’acceptabil­ité sociale.»

Adaptation en cours

En attendant, les ports québécois tentent, du mieux qu’ils peuvent, de contourner la contrainte de la profondeur d’eau en adaptant certaines de leurs pratiques. En ce sens, de nombreuses mesures ont été déployées au cours des dernières années, notamment pour augmenter le transport de marchandis­es sur le chenal de navigation. Ainsi, en mai 2013, Transports Canada, en travaillan­t de concert avec les administra­tions portuaires, a procédé à un changement règlementa­ire pour faire passer de 32 à 44 mètres la largeur des navires pouvant circuler entre Québec et Montréal.

L’utilisatio­n de nouvelles technologi­es, comme la navigation électroniq­ue, permet aussi aux ports de calculer en temps réel la profondeur d’eau de la voie navigable. «Ça permet d’exploiter la colonne d’eau à son plein potentiel», précise Mélissa Laliberté, qui travaille pour la SODES depuis plus de cinq ans.

Les ports ont également développé des créneaux, afin de se différenci­er de leurs concurrent­s. Québec, par exemple, a décidé de miser sur le vrac, alors que TroisRiviè­res a profité des dernières années pour moderniser ses installati­ons d’entreposag­e. Pour sa part, le port de la métropole est reconnu pour ses ports intermodau­x, qui permettent un transit rapide et efficace des marchandis­es. «Le chenal de navigation du Saint-Laurent demeure le chemin le plus court et le plus économique pour atteindre le coeur de l’Amérique », rappelle Gaétan Boivin, président-directeur général du Port de Trois-Rivières.

«Il ne faut pas oublier que, de tout temps, les navires les plus imposants n’ont pas pu circuler sur le fleuve Saint-Laurent, ajoute Daniel Dagenais, du Port de Montréal. Et encore aujourd’hui, on demeure le meilleur moyen d’atteindre les marchés du Midwest, ce n’est pas négligeabl­e. Est-ce que le dragage sera nécessaire un jour? Ce n’est pas exclu, mais on a encore des choses à prouver avant d’en arriver là.»

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ANNIK MH DE CARUFEL LE DEVOIR Pour tirer leur épingle du jeu, les ports de Montréal (photo), de Trois-Rivières et de Québec, pour ne citer que ceux-là, doivent se mesurer aux géants de la côte est.

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