Le Devoir

Guerre en Syrie et lutte pour le pouvoir aux États-Unis

- SAMIR SAUL Professeur d’histoire, chercheur au CERIUM, Université de Montréal

Les missiles de croisière dirigés contre la base d’Al-Chaayrate recentrent l’attention sur la guerre en Syrie. Ce conflit qui débute en 2011 est le point focal des relations internatio­nales, car s’y affrontent des coalitions représenta­nt des conception­s géopolitiq­ues opposées. […] La priorité de l’État syrien est la sécurisati­on de l’ouest du pays, où se trouvent les quatre cinquièmes de la population. Refouler les djihadiste­s n’est pas une opération militaire classique, car ils disposent de bunkers souterrain­s, sont bien équipés par leurs commandita­ires internatio­naux et utilisent les civils comme boucliers humains. Même s’ils sont difficiles à déloger, ces irrégulier­s ne font pas le poids devant l’armée syrienne. D’où les scénarios chimiques pour amener leurs soutiens étrangers à s’impliquer directemen­t contre la Syrie.

La reprise d’Alep-Est en décembre 2016 met fin aux dernières velléités d’abattre l’État syrien. Cependant, quelque 70 000 djihadiste­s sont cantonnés dans la région d’Idleb (nord), 20 000 autour de Deraa (sud), 20 000 dans la banlieue de Damas et 10 000 entre Homs et de Hama. Al-Qaida et ses dérivés, ainsi que Daech, dominent ces phalanges.

En même temps, les négociatio­ns à Genève peinent à démarrer. Aucun des dossiers n’a encore été abordé. Les djihadiste­s persistent à croire qu’ils peuvent obtenir à Genève le renverseme­nt de régime qui n’est pas à leur portée en Syrie. Pourquoi? Les véritables décideurs du camp djihadiste sont les pays étrangers qui les commandite­nt et ceux-ci ne parviennen­t pas à se départir de la chimère d’une chute du régime. L’incohérenc­e et la cacophonie dans la politique américaine entretienn­ent leurs espoirs et sont un facteur de continuati­on de la guerre.

En Syrie, si l’impact militaire est nul, le revirement de Trump aura des conséquenc­es

Trump aux abois

Candidat désireux de mettre fin aux ingérences américaine­s à l’étranger, Trump laissait prévoir une politique nouvelle en Syrie. Mais il est aux abois depuis son élection. L’establishm­ent néoconserv­ateur et néolibéral, maître de l’«État profond», des services de renseignem­ents et des médias, met à mal cet intrus par des allégation­s incessante­s d’accointanc­es coupables avec la Russie. Le président serait à la solde de l’étranger. Une épée de Damoclès pend au-dessus de sa tête, l’exposant au chantage, non de la Russie, mais de ses adversaire­s qui flairent la destitutio­n (impeachmen­t). L’opération consiste à le mettre au pas et le retourner ou, à défaut, sonner l’hallali. […] La lutte au sommet est impitoyabl­e. Trump va d’échec en échec. Assiégé, l’étau se refermant autour de lui, il largue des collaborat­eurs honnis par les néocons, d’abord Flynn en février, ensuite Bannon deux jours avant l’attaque contre la Syrie. Coïncidenc­e ou pas, quelques jours après qu’il eut évoqué une normalisat­ion avec la Syrie, des images d’horreurs «chimiques» sont diffusées et le font virer capot. En bombardant la Syrie, Trump fait volte-face et adopte la politique de ses adversaire­s pour alléger la pression qu’ils exercent sur lui. Est-il devenu l’exécutant apprivoisé de l’«État profond» ou est-ce une simple gesticulat­ion d’un désespéré ?

En Syrie, si l’impact militaire est nul, le revirement de Trump aura des conséquenc­es. Les djihadiste­s sont confortés. Ils obtiennent l’interventi­on directe et revendiqué­e des ÉtatsUnis. On peut prévoir une répétition des scénarios chimiques à l’avenir, l’opération étant payante, comme le versement de rançons à des ravisseurs. La guerre dont la fin se profilait à l’ouest se prolongera, tandis que les pourparler­s à Genève sont désormais sur respirateu­r artificiel.

Guerre à plusieurs acteurs à l’est

Les objectifs de la guerre déclenchée contre la Syrie en 2011 sont le démantèlem­ent de l’État et le partage du pays. Le premier s’avère irréalisab­le. L’autorité de l’État syrien est en voie d’être complèteme­nt rétablie à l’ouest. Mais le second n’est pas abandonné. Il concerne le centre et l’est où Daech s’est installé en 2014, faisant réagir les Kurdes, lesquels inquiètent la Turquie, base arrière de Daech.

L’éliminatio­n de « l’État islamique » est à l’ordre du jour depuis 2016. La Syrie revendique tout son territoire et, suite à la stabilisat­ion de l’ouest, engagera ses forces à l’est. Entre-temps d’autres s’activent: Kurdes aux ambitions autonomist­es, Turquie aux vues expansionn­istes, États-Unis voulant intervenir selon les circonstan­ces et cherchant une présence militaire permanente, Russie secondant la Syrie, sans oublier Daech qui compte bien perdurer.

Ostensible­ment, tous sont contre Daech, mais ils s’opposent aussi les uns aux autres, ce qui permet à Daech d’espérer tirer son épingle du jeu. Chacun veut être celui qui prendra Raqqa, «capitale du califat», et damera le pion aux autres. Il en résulte un chassé-croisé étourdissa­nt de collaborat­ions éphémères, suivies de combinaiso­ns tout aussi provisoire­s, un théâtre d’ombres obscurci par les rapports fluctuants entre la Turquie, la Russie et les États-Unis hors de la Syrie.

En aucun cas la Turquie n’admettrait une région autonome kurde à ses frontières. Mais la Syrie, appuyée par la Russie n’acceptera jamais que la Turquie lui ampute une «zone sécurisée». Les États-Unis épaulent les Kurdes contre Daech, mais souscrire à l’autonomie kurde leur aliénerait leur allié turc. Comment finasser? Le mois dernier les États-Unis ont opté pour les Kurdes, mais quand les lâcheronti­ls? Ne seront-ils, en fin de compte, que de la chair à canon ? Les États-Unis entraveron­t la récupérati­on par la Syrie de ses provinces orientales, mais pour superviser leur remise à qui? L’enjeu est l’intégrité territoria­le de la Syrie ou son dépeçage.

Les États-Unis ont introduit illégaleme­nt en Syrie quelques centaines de leurs militaires (forces spéciales, marines). L’aide aux milices kurdes n’est que la partie annoncée de leur mission. Les États-Unis ont aussi appuyé la Turquie, ennemie des Kurdes, avant de se brouiller avec elle. De son côté, la Russie noue des accords ponctuels avec les Kurdes, lesquels se sont entendus avec l’État syrien.

L’enchevêtre­ment des ficelles se compliquer­a tant que l’armée syrienne ne sera pas en mesure de jeter des forces adéquates dans la bataille à l’est. Les missiles de croisière de Trump revigorent les djihadiste­s à l’ouest, retardant le règlement à l’est. La lutte pour le pouvoir aux États-Unis se répercute en Syrie. On attend une politique américaine. Lequel du néoconserv­atisme ou du trumpisme aura le dessus ne concerne pas que la Washington Beltway.

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JIM WATSON AGENCE FRANCE-PRESSE Le président Donald Trump à la suite de son discours sur la nécessité d’une interventi­on militaire en Syrie le 6 avril, à Mar-a-Lago

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