La morale par la guerre, la chronique Lire religieux de Louis Cornellier
On conçoit souvent la scène politique américaine comme un affrontement entre les républicains et les démocrates. Les premiers incarneraient un capitalisme pur jus, alors que les seconds, sans être socialistes, tendraient un peu plus vers la gauche. Les choses sont plus complexes que ça. En matière de politique étrangère, par exemple, les différences entre les deux camps s’estompent. « Depuis 1945, écrit le politologue Manuel Dorion-Soulié, tous les dirigeants américains ont adopté une politique étrangère impériale. » Les États-Unis, constate-t-il, utilisent leur puissance commerciale et militaire pour régenter le monde.
Pour justifier cet impérialisme, ils invoquent souvent leur besoin de sécurité et la défense de la démocratie. Certains intellectuels, qualifiés de « néoconservateurs », vont toutefois beaucoup plus loin, en affirmant que l’expansionnisme impérial relève de la « mission » américaine et vise moins des objectifs de sécurité que le maintien de l’armature morale des citoyens.
Dans des revues comme Commentary ou The Weekly Standard, les Kristol, Kagan, Podhoretz et Perle soutiennent que faire la guerre pour exporter la démocratie est un antidote contre la décadence qui menace les États-Unis. Dans Décadence, empire et guerre, un savant essai d’une remarquable clarté, Dorion-Soulié mène une enquête sur ce courant, qui a été relancé par la tragédie du 11 septembre 2001. Le politologue nous permet ainsi de mieux comprendre le débat de fond philosophique qui anime la vie politique américaine.
La médiocrité civique
Le néoconservatisme, explique Dorion-Soulié, apparaît dans les années 1960, en réaction à l’émergence de la « Nouvelle Gauche » contreculturelle, individualiste, féministe, pacifiste et hédoniste. Lecteurs de Tocqueville, selon lequel une démocratie apaisée risque d’entraîner la médiocrité civique, les néoconservateurs s’inquiètent de ce qu’ils perçoivent comme une décadence relativiste et nihiliste, de cette transformation du citoyen « en animal bassement économique », et souhaitent réarmer moralement la population, c’est-à-dire la faire renouer avec « la morale bourgeoise traditionnelle » : sens du travail, du sacrifice, de la liberté et respect de la « religion démocratique américaine ». Pour eux, écrit Dorion-Soulié, « la confrontation, voire la guerre, à un ennemi extérieur est l’une des manières » d’y arriver. Il s’agit donc de combattre la décadence intérieure par l’impérialisme.
À l’ère de la modernité, prôner un retour aux grandes valeurs du passé ne saurait suffire à une revitalisation du patriotisme. Il faut plutôt, croient les néoconservateurs, se projeter dans l’avenir et mettre en avant l’idée que « la supériorité des principes américains », c’est-à-dire la démocratie, doit se répandre dans le monde, par la force s’il le faut.
La guerre contre le communisme et, plus tard, contre le terrorisme donne l’élan nécessaire à ce projet. En 2003, par exemple, W. Kristol et L. F. Kaplan expliqueront que la guerre en Irak ne se justifie pas par une volonté de contrôle sur le pétrole ou pour des raisons géopolitiques; elle doit être menée « au nom d’une idée », celle de « la vertu du système politique américain », dont la valeur est universelle. En 2014, dans Le Devoir, Dorion-Soulié écrivait d’ailleurs que la politique étrangère de Stephen Harper s’inscrivait dans cette logique.
Une morale immorale
Belliqueux au nom de l’idéalisme, les penseurs néoconservateurs n’aiment généralement pas Trump, trop isolationniste à leur goût, et certains d’entre eux ont soutenu Hillary Clinton en 2016. La récente décision de Trump d’intervenir en Syrie les réconciliera peut-être avec le nouveau président.
Leur analyse de la décadence américaine, qui a fait du citoyen un bourgeois sans projet, n’est pas sans valeur et a des résonances, moyennant quelques adaptations, dans la plupart des sociétés occidentales, en panne d’idéal. Le renouveau du conservatisme, ici comme ailleurs, s’explique justement par le désir des peuples de renouer avec des valeurs fortes inscrites dans leur histoire nationale, ce qui n’a rien de condamnable en soi.
Toutefois, en instrumentalisant une action aussi grave que la guerre pour combattre la dépression patriotique, en donnant aux États-Unis le droit de décider unilatéralement du bien et du mal dans le monde, les néoconservateurs en viennent à justifier des interventions catastrophiques à tous égards (en Irak, notamment), donc immorales.
De plus, conclut Dorion-Soulié, leur projet impérial belliciste trahit même l’esprit républicain américain de liberté, menacé par le militarisme. Souvent brillants, ces penseurs n’en demeurent pas moins dangereux.
DÉCADENCE, EMPIRE ET GUERRE Le militarisme moralisateur des néoconservateurs américains Manuel Dorion-Soulié Athéna Montréal, 2016, 164 pages