Le Devoir

Les bibittes du premier ministre

- mdavid@ledevoir.com MICHEL DAVID

Il est vrai que la dispositio­n de dérogation («clause nonobstant») ne doit pas être invoquée à la légère, mais le premier ministre Couillard a complèteme­nt perdu le sens de la mesure en la comparant à l’arme nucléaire. Son refus d’y avoir recours, ne serait-ce que temporaire­ment, pour régler la crise du système judiciaire provoquée par l’arrêt Jordan illustre parfaiteme­nt le résultat de la diabolisat­ion dont elle a été l’objet depuis un quart de siècle.

Le droit d’un accusé d’être jugé dans des « délais raisonnabl­es» est-il à ce point absolu qu’il doive se traduire par la mise en liberté de présumés meurtriers si l’engorgemen­t des tribunaux empêche qu’un procès soit tenu dans les délais prescrits par la Cour suprême? Devant un pareil dilemme, qui doit trancher dans une société démocratiq­ue, les élus ou les juges ?

C’était précisémen­t la question qui s’était posée en 1982, lors du rapatrieme­nt de la Constituti­on et de l’enchâsseme­nt d’une Charte des droits par le gouverneme­nt de Pierre Elliott Trudeau. Dans l’esprit des parlementa­ires britanniqu­es, dont l’appui était indispensa­ble à la réussite de l’opération, la préséance du législatif sur le judiciaire était un principe fondamenta­l qui n’était pas négociable.

Même si la suite des événements a pu le laisser croire à certains, ce n’est pas le Québec, mais les provinces anglophone­s qui ont exigé l’inclusion d’une dispositio­n de dérogation, qui leur permettrai­t de se soustraire à certaines dispositio­ns de la Charte. Le succès de la campagne de culpabilis­ation menée par les «chartistes» a cependant été tel qu’elle est presque devenue l’incarnatio­n du mal.

En 1999, un de ceux qui avaient approuvé le rapatrieme­nt de 1982, l’ancien premier ministre de la Saskatchew­an Allan Blakeney, déplorait — un peu tardivemen­t — cette dérive. Selon lui, les gouverneme­nts auraient dû utiliser la dispositio­n de dérogation plus souvent afin de créer «une tension créatrice entre les législatur­es et les tribunaux». Un autre signataire, Peter Lougheed, de l’Alberta, affirmait également cette nécessité d’affirmer « la préséance des élus sur des juges nommés».

L’échec de l’accord du lac Meech, que plusieurs ont attribué à l’utilisatio­n de la dispositio­n de dérogation par le gouverneme­nt Bourassa, a traumatisé les fédéralist­es québécois. Jean Charest, qui avait été aux premières loges du drame de Meech, craignait les conséquenc­es politiques de son utilisatio­n, mais l’image de la bombe atomique ne lui serait jamais venue à l’esprit. L’actuel premier ministre a complèteme­nt intégré le discours chartiste et le multicultu­ralisme qu’il induit.

L’horreur que la dispositio­n de dérogation lui inspire semble relever de la phobie. Cette foisci, il ne s’agit pourtant pas de s’opposer à une manifestat­ion de cette «dérive identitair­e» qu’il reproche continuell­ement au PQ ou à la CAQ, mais d’assurer le bon fonctionne­ment de l’appareil judiciaire. M. Couillard a beau être le premier ministre le plus fédéralist­e à avoir gouverné le Québec, il est de son devoir de faire en sorte que les Québécois ne fassent pas les frais de l’incurie d’Ottawa, qui semble inconscien­t de l’urgence de la situation.

Soit, durant des mois, la ministre de la Justice du Québec, Stéphanie Vallée, n’a pas semblé y être plus sensible que son homologue fédérale, Jody Wilson-Raybould, ou même avoir la compétence requise pour composer avec les conséquenc­es de l’arrêt Jordan. À tel point que le bureau du premier ministre a jugé nécessaire de rapatrier le dossier.

Mme Wilson-Raybould a annoncé qu’elle rencontrer­ait ses homologues provinciau­x d’ici la fin d’avril, mais cela fait près de cinq ans que le Québec supplie le gouverneme­nt fédéral de nommer des juges aux postes vacants de la Cour supérieure. Le courriel que son cabinet a transmis à Radio-Canada laisse cependant perplexe. «Il n’y a pas de solution unique à ce problème », peut-on y lire, et il est nécessaire « d’opérer un changement de culture au sein du système de justice pénale ».

Le problème avec les changement­s de culture au sein d’une organisati­on est qu’ils ne sont pas instantané­s, comme en témoigne le triste exemple du ministère des Transports du Québec. Et si le passé est garant de l’avenir, il est loin d’être certain qu’une autre réunion fédérale-provincial­e des ministres de la Justice sera plus productive que les précédente­s.

La récente sortie du juge en chef de la Cour supérieure du Québec, Jacques Fournier, traduisait son exaspérati­on. «Je fais tout ce qui est possible, mais j’ai besoin de nouveaux juges, la population en a besoin, a-t-il déclaré au Journal de Montréal. […] Il y a plus de députés que jamais, mais les effectifs de la magistratu­re ne suivent pas. Il faut en rajouter, sinon les problèmes vont persister.»

La dispositio­n de dérogation n’est pas éternelle. Elle doit être renouvelée tous les cinq ans, et on pourrait toujours la retirer plus rapidement si les correctifs apportés permettaie­nt de respecter les délais imposés par la Cour suprême. Encore faudrait-il que M. Couillard réussisse à régler ses bibittes.

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