Le Devoir

Le legs de Primo Levi, 30 ans plus tard

- ARIANE SANTERRE Doctorante et chargée de cours au Départemen­t des littératur­es de langue française de l’Université de Montréal

Le 11 avril 1987, il y a de cela exactement 30 ans, Primo Levi se jetait au bas du troisième étage de la maison familiale turinoise qui l’avait vu naître, 67 ans plus tôt. Chez ses lecteurs et ceux qui l’ont connu, le désarroi est profond. Jean Samuel, le Pikolo du célèbre chapitre «Le chant d’Ulysse» de Si c’est un homme, en veut à Levi de s’être enlevé la vie le jour commémorat­if de la libération du camp de Buchenwald, auquel Samuel avait été transféré d’Auschwitz.

Beaucoup s’interrogen­t sur les raisons du suicide de Levi. On cite les noms d’autres écrivains, survivants de la Shoah, ayant eux aussi mis fin à leurs jours: Jean Améry, Paul Celan, Piotr Rawicz…

Luciana Nissim, une amie de Levi avec laquelle il a été déporté à Auschwitz, assure que son suicide n’a rien à voir avec son expérience concentrat­ionnaire, mais est plutôt lié à la dépression dont il souffrait.

La mort de Levi pourrait en outre trouver racine dans un contexte familial remontant 99 ans en arrière. Ian Thomson, l’un des biographes de Levi, a repéré dans des archives turinoises datant de 1888 que Michele Levi, le grand-père de Primo Levi, s’était suicidé en se jetant par la fenêtre du troisième étage. Levi y fait une référence indirecte dans Si c’est un homme, lorsqu’il écrit que contracter une maladie contagieus­e dans l’infirmerie d’Auschwitz en janvier 1945, «c’était se vouer plus sûrement à la mort que de se jeter d’un troisième étage».

Dans le flot de conjecture­s entourant la mort de Levi se trouve aussi l’hypothèse, formulée entre autres par Tzvetan Todorov, selon laquelle la mort de Levi aurait pu être un accident.

Le besoin de raconter

Le fait est qu’on cherche de la part de Primo Levi quelque explicatio­n, parce qu’il était cet écrivain-survivant, chimiste de profession, qui savait maîtriser la plume pour atteindre un style épuré visant toujours à rendre intelligib­le une réalité dépassant l’entendemen­t. Qu’il se jette dans le vide sans laisser de note, que son oeuvre ne reflète pas la fin de sa vie, voilà qui participe de l’incompréhe­nsion générale entourant le suicide de Levi.

Or il me semble important de commémorer ici non pas sa mort, mais sa vie et son oeuvre. C’est d’ailleurs à cela que s’est évertué Primo Levi: puiser à même la mort, l’horreur et la destructio­n pour construire du sens qui nous aide à nous comprendre, nous autres hommes et femmes. Puiser à même la mort pour remonter vers la vie.

Primo Levi a été la voix de la sagesse, celle de l’emprise de l’esprit sur ce qui nous semble arbitraire et chaotique. Il a passé sa vie à essayer de maîtriser et d’expliquer des phénomènes qui nous paraissent obscurs, dans sa profession de chimiste tout comme dans sa carrière d’écrivain.

Levi a affirmé dans une entrevue accordée en 1984 qu’à Auschwitz, la volonté de raconter, d’écrire, lui avait permis de tenir bon. Il est revenu du camp avec le sentiment du devoir de témoigner. Il faisait partie de cette catégorie de survivants qui ne peuvent pas s’empêcher de raconter, parce qu’il s’agit pour eux d’un « besoin élémentair­e ». Il devient pour eux nécessaire de parler au nom de ceux qui n’ont plus de voix, de ceux qui ne sont pas revenus. Mais Levi parlait aussi pour le genre humain, dans le sens où certaines leçons venant avec l’expérience du camp se doivent d’être connues de ceux qui ont eu la chance de ne pas la vivre.

Primo Levi croyait. Il croyait non pas en une puissance divine — car, affirmait-il, l’existence d’Auschwitz annule toute possibilit­é de l’existence de Dieu —, mais en la puissance de l’art et de la poésie. Il a survécu pour écrire et écrit pour recommence­r à vivre, se réclamait de Dante Alighieri, se distanciai­t des propos d’Adorno et d’Améry. C’était un homme qui a su affirmer les valeurs de l’humanisme au sortir de l’enfer concentrat­ionnaire. Primo Levi n’écrivait pas seulement pour lui-même et pour les morts, il écrivait pour nous tous, afin que nous poursuivio­ns ce qu’il appelait le « devoir de mémoire ».

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