Le Devoir

La Cour suprême n’a pas le monopole de la vérité

- FRÉDÉRIC BASTIEN Professeur d’histoire au collège Dawson et auteur de La bataille de Londres. Dessous, secrets et coulisses du rapatrieme­nt constituti­onnel Brian Myles, directeur du Devoir

Le 10 avril dernier, le directeur du Devoir, Brian Myles, écrivait que l’utilisatio­n de la dispositio­n de dérogation pour contrer l’arrêt Jordan, comme le recommande le PQ, serait une mauvaise chose. Un seul cas de suspension des procédures dans une cause de meurtre « ne justifie pas l’utilisatio­n de la dispositio­n de dérogation, que le premier ministre Couillard dépeint comme “l’équivalent de l’arme nucléaire en matière constituti­onnelle” ». Les pères de la Loi constituti­onnelle de 1982 n’ont pourtant pas conçu cette dispositio­n comme une bombe atomique vouée à ne jamais être utilisée ou presque.

Bien sûr, il faut accélérer le processus judiciaire, mais, avec Ottawa et Québec qui se renvoient la balle, rien ne se réglera à court terme. Qu’on le veuille ou non, par ailleurs, les droits individuel­s ne sont jamais absolus. Le cas échéant, la société verserait dans l’anarchie. Pour citer un exemple célèbre, sans incendie, on ne peut pas crier «au feu» dans un cinéma bondé, provoquer une panique et ensuite invoquer la liberté d’expression pour se justifier. Il y a toujours une limite aux droits. La question est de savoir qui décide de ce qui est raisonnabl­e : les juges ou les politicien­s ?

En Grande-Bretagne ou en Australie, les magistrats n’ont pas le pouvoir d’invalider les lois comme c’est le cas ici en vertu de la Charte. Ce sont les hommes et les femmes politiques qui tracent la limite des droits. Les libertés fondamenta­les n’en sont pas pour autant bafouées.

Malgré leurs défauts, les élus sont plus en phase avec la société, contrairem­ent aux juges. Ceux-ci sont des spécialist­es du droit, certes, mais pas de la société dans son ensemble. Ils proviennen­t en général des classes aisées et sont par conséquent plus en décalage avec la population.

Voilà d’ailleurs pourquoi en 1982, lors de l’enchâsseme­nt de la Charte dans notre Constituti­on, les pères fondateurs ont inclus la dispositio­n de dérogation. Celle-ci permet aux élus de passer outre à certaines décisions des tribunaux en vertu de la Charte. Ils ne voulaient pas que les juges aient systématiq­uement le dernier mot en matière de droits fondamenta­ux, conscients qu’ils étaient des effets néfastes que cette situation pouvait entraîner. En fait, pour rallier les provinces anglophone­s à sa vision, Trudeau a été obligé d’inclure cette dispositio­n qui réduisait considérab­lement la portée de la Charte et le pouvoir des juges. Tel a été pour lui le prix à payer pour obtenir ce qu’il voulait, une charte, et aussi isoler le Québec, qui s’opposait complèteme­nt à ce qu’une telle dispositio­n s’applique dans ses domaines de compétence.

Dispositio­n fondamenta­le

Trudeau s’en est voulu par la suite d’avoir fait cette concession, surtout quand le Québec s’est mis à utiliser la dispositio­n de dérogation pour défendre la loi 101. L’ancien premier ministre a donc passé les dernières années de sa vie à dénaturer les faits afin de diaboliser une dispositio­n fondamenta­le de la Loi constituti­onnelle de 1982.

Outre ces événements historique­s qui contredise­nt l’interpréta­tion de Brian Myles (et de Philippe Couillard), la façon avec laquelle le directeur du Devoir sacralise les paroles de la Cour suprême est surprenant­e. C’est un peu comme si celle-ci ne pouvait se tromper. L’arrêt Jordan, pour lequel quatre des neuf juges étaient dissidents, serait la seule bonne façon de déterminer ce qui est raisonnabl­e en matière de délais judiciaire­s, nonobstant toute autre considérat­ion.

Reportons-nous à cet égard à l’arrêt Askov, en 1990. Cette affaire de délais raisonnabl­es en Ontario a mené à l’avortement du procès d’Elijah Askov et à celui ensuite de milliers d’autres accusés, notamment pour 290 cas d’agressions sexuelles, trois cas d’homicides involontai­res et 12 000 cas d’alcool au volant. Le principal intéressé sera lui-même condamné par la suite à six ans de réclusion pour de nouveaux crimes. Événement sans précédent par ailleurs, un juge de la Cour suprême, Peter Cory, a avoué publiqueme­nt quelques mois plus tard que le plus haut tribunal avait erré. Si la législatur­e ontarienne n’avait pas été terrorisée à l’idée d’utiliser la dispositio­n de dérogation, rien de ceci ne serait arrivé.

L’Assemblée nationale du Québec a invoqué la dispositio­n de dérogation de la Charte canadienne à 61 reprises depuis 1982, tant sous le PQ que sous le PLQ, selon Guillaume Rousseau, professeur de droit à l’Université de Sherbrooke. Celle-ci est utilisée en ce moment pour maintenir la validité de cinq lois. Et tandis qu’on abandonne les accusation­s contre de présumés fraudeurs associés au maire Gilles Vaillancou­rt, un homme accusé de meurtre et des membres des Hells Angels, il faudrait s’abstenir d’utiliser la dispositio­n de dérogation ?

La Cour suprême n’a pas le monopole de la vérité. Le Québec s’oppose depuis 1982 à la Charte fédérale et le droit à la sécurité des Québécois est ici en cause. S’il y a un moment entre tous qui nécessite la dispositio­n de dérogation, c’est bien maintenant.

Réponse

L’utilisatio­n de la dispositio­n de dérogation pour contrer les effets de l’arrêt Jordan dans les tribunaux québécois est prématurée. Certes, l’arrêt des procédures prononcé contre Sivalogana­than Thanabalas­ingam, accusé du meurtre de sa femme, est révoltant. Le Directeur des poursuites criminelle­s et pénales (DPCP) a décidé de porter la cause en appel. C’est la voie à suivre car la décision rendue par le juge Alexandre Boucher comporte, à mon avis, de graves erreurs quant à la responsabi­lité de la Couronne pour les délais inhérents à cette affaire. Il sera toujours temps d’utiliser la dispositio­n de dérogation plus tard si les tribunaux se montrent incapables de contrôler le flot de requêtes en arrêt des procédures. Pour le moment, c’est loin d’être le cas. Très peu d’accusés ont pu bénéficier d’un arrêt des procédures au Québec en raison du précédent établi par l’arrêt Jordan. J’estime donc qu’il est imprudent, à cette étape, d’exiger la suspension généralisé­e des libertés civiles de tous les accusés pour quelques cas isolés. Le fait de l’affirmer ne revient aucunement à nier la pertinence historique de la dispositio­n de dérogation. M. Bastien dénature la portée de mon propos en laissant entendre que je « sacralise les paroles de la Cour suprême ». Ce n’est nullement le cas. Si les tribunaux interprète­nt correcteme­nt les mesures transitoir­es prévues dans l’arrêt Jordan, le déluge appréhendé sera évité.

 ?? SEAN KILPATRICK LA PRESSE CANADIENNE ?? En 1982, lors de l’enchâsseme­nt de la Charte dans notre Constituti­on, les pères fondateurs ont inclus la dispositio­n de dérogation. Ils ne voulaient pas que les juges aient systématiq­uement le dernier mot en matière de droits fondamenta­ux, conscients...
SEAN KILPATRICK LA PRESSE CANADIENNE En 1982, lors de l’enchâsseme­nt de la Charte dans notre Constituti­on, les pères fondateurs ont inclus la dispositio­n de dérogation. Ils ne voulaient pas que les juges aient systématiq­uement le dernier mot en matière de droits fondamenta­ux, conscients...

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