Le Devoir

Tenir parole entre dans la tête de Gabriel Nadeau-Dubois

- DOMINIC TARDIF

Cinq ans après le Printemps érable, la fiction littéraire québécoise ne s’approprie encore que très timidement les événements historique­s de la grève étudiante. Pourquoi?

« D’ un jour à l’autre, Martine et Léo attendent leur invitation à Tout le monde en parle. Une fois qu’ils seront sous les feux de la rampe, tes grévistes mobilisés auront beau défiler jour et nuit dans les rues de Montréal, la population, qui ne croit que ce qu’elle voit à la télé, n’aura d’yeux que pour la FECQ-FEUQ», explique le personnage d’Ariane à Gabriel Nadeau-Dubois dans Tenir parole, en le suppliant de tout faire afin de se rendre jusque sur le plateau du tribunal télévisuel dominical.

Premier roman cosigné par Clément

Courteau et Louis-Thomas Leguerrier, cette exofiction au ton oscillant entre la parodie et le thriller politique raconte la grève étudiante de 2012 de l’intérieur, en imaginant les rencontres stratégiqu­es du leader étudiant et de ses conseiller­s, le grenouilla­ge entre les différente­s fédération­s étudiantes, ainsi que les obligatoir­es trahisons.

Thèse principale des deux auteurs, aussi militants au sein du collectif révolution­naire Horsd’oeuvre: GND a tourné le dos à la démocratie directe, au nom de sa propre déificatio­n médiatique, avant d’être sournoisem­ent récupéré par la gauche parlementa­ire de Québec solidaire.

Le procès est sans pitié, jusque dans la très shakespear­ienne conversati­on entre l’ex-porteparol­e de la CLASSE et l’ancien premier ministre Jean Charest qui ferme ce roman parfois grotesque, et parfois suavement caustique.

Si la divertissa­nte dose de paranoïa traversant cette plongée dans la tête du populaire tribun pourrait faire passer Oliver Stone pour un être parfaiteme­nt raisonnabl­e, Courteau et Leguerrier ne délirent pas lorsqu’ils rappellent que le principal terrain d’affronteme­nt de la grève aura été celui de la télé, de la radio et des journaux, donc surtout celui des images et des mots, employés pour disqualifi­er l’adversaire.

Et pourtant, après la déferlante de livres de témoignage­s qui allait inonder les librairies à l’automne 2012, la fiction littéraire québécoise, elle, tarde à s’approprier les événements du Printemps érable.

À l’exception du collectif Printemps spécial d’Héliotrope et du Parfum de la tubéreuse d’Élise Turcotte, Terre des cons de Patrick Nicol, annoncé par La Mèche comme «le premier roman québécois inspiré de la grève étudiante de 2012», demeurait jusqu’à ce jour le seul roman québécois totalement imprégné de la grève étudiante.

«Ce n’était pas rare qu’en 2012, on aille manifester avant de revenir à la maison et d’ouvrir la télé pour voir comment c’était raconté», se souvient l’essayiste Alex Gagnon, qui a alors brandi des pancartes dans les rues, et qui signait récemment Nouvelles obscurités. Lectures du contempora­in. «Ça me semble difficile de comprendre cette proliférat­ion de témoignage­s qui a suivi la grève sans évoquer les médias, qui sont devenus un acteur incontourn­able du jeu politique. Pour qu’un événement existe, il faut qu’il ait une visibilité médiatique, qu’il soit raconté. Au printemps 2012, les événements étaient simultaném­ent vécus dans le réel et dans la représenta­tion.»

Le flot de récits générés pendant la grève aurait-il étouffé le désir des écrivains de la prendre à bras-le-corps en fiction ?

Changer la politique, la vie et le langage

Mais que la littératur­e peut-elle dire qui n’a pas déjà été dit au sujet du Printemps érable ? Pour la paire d’écrivains derrière Tenir parole, la fiction permettrai­t entre autres d’esquiver un instant les positions trop bétonnées de certains lecteurs.

«La fiction suspend momentaném­ent les conviction­s des gens, se réjouissen­t Clément Courteau et Louis-Thomas Leguerrier. Elle permet aussi de critiquer la grosse sclérose du langage, autant chez les chroniqueu­rs que chez les militants, qui utilisent des formules figées. Pour nous, changer le politique, ça veut dire changer la vie, et changer la vie, ça veut dire changer le langage. On ne se satisfait pas des vieux projets politiques comme on ne se satisfait pas du langage ordinaire de la communicat­ion plate. C’est la responsabi­lité des écrivains de se révolter minimaleme­nt contre le langage de la politique officielle.»

Plusieurs commentate­urs s’étonnaient en 2014 que Perrine Leblanc, pas spécialeme­nt une écrivaine politique, évoque le Printemps érable dans Malabourg (Gallimard). Les manifestat­ions, qui envahissai­ent les rues de son quartier, se sont presque d’elles-mêmes frayé un chemin jusque dans son manuscrit, explique-t-elle.

«Ça aurait été ridicule, j’aurais paru déconnecté­e, si je n’avais pas parlé des manifs, alors que les personnage­s de mon roman vivent à Montréal en 2012, observe l’auteure. La faible présence du Printemps érable en fiction, c’est peut-être le reflet des traces que ce moment-là a laissées. »

Traces peu nombreuses, constate-t-elle, en regrettant que le retentisse­ment mondial des événements — on portait le carré rouge jusque sur les Champs-Élysées ! — ait rapidement été occulté de notre mémoire collective.

Pour Alex Gagnon, le Printemps érable attendrait peut-être son point final dans la réalité, avant que son dernier chapitre puisse être écrit en fiction. «C’est un événement qui n’est pas achevé, note-t-il. La déception sur laquelle ça s’est clos a laissé une sorte de sentiment d’amertume partagé par beaucoup de personnes. Peutêtre veut-on garder l’événement ouvert dans l’espoir de le finir un jour ? »

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ANNIK MH DE CARUFEL LE DEVOIR Dans le roman Tenir parole de Clément Courteau et Louis-Thomas Leguerrier, le personnage de Gabriel Nadeau-Dubois tourne le dos à la démocratie directe, au nom de sa propre déificatio­n médiatique.

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