L’école des petits Socrate(s) forme de futurs citoyens
«Parfois il y a des gens qu’on n’aime pas, ou qu’on ne connaît pas, mais s’il leur arrive quelque chose de grave, comme une maladie, ou un attentat terroriste, on sera triste quand même. C’est peut-être aussi une forme d’amour?» – Genna
«Mais j’aime pas quand je dis: “Je veux ça” et que ma mère elle me l’achète. Je préfère attendre un peu pour l’avoir. Parce que si on a tout de suite tout ce qu’on veut, on n’est jamais content.» – Robin, 9 ans
L ’ auteur à succès Frédéric Lenoir s’est offert un cadeau en 2015: philosopher et méditer en classe avec des enfants du primaire de 6 à 10 ans en France, en Belgique, en Suisse, en Côte d’Ivoire et même au Québec. Quarante bouquins à quatre millions d’exemplaires à son actif, sur des sujets aussi éclectiques que la joie, le bouddhisme ou l’écologie, ça donne le loisir d’essaimer et de faire ce dont on a envie.
L’intellectuel français le plus vendu — selon un classement de l’Obs en février 2016 — gravite au sommet avec d’autres philosophes du bonheur et de la spiritualité comme Pierre Rabhi, Mathieu Ricard et Christophe André, snobé par une certaine élite parisienne qui le qualifie de « bisounours ».
Frédéric Lenoir était récemment de passage au Québec pour parler de son dernier livre Philosopher et méditer avec les enfants et pour donner des conférences avec la fondation SEVE (Savoir être et vivre ensemble), qu’il a mise sur pied et dont l’ambassadrice québécoise est l’auteure et professeure de yoga et de méditation Nicole Bordeleau. SEVE vise à former des animateurs de philo pour enfants. Entre nous, c’est un vieux rêve que je caresse et que je garde en réserve dans ma boîte à projets d’avenir.
Lenoir a beau être historien des religions (il a fait sa thèse sur le bouddhisme en Occident), sociologue et philosophe, ce protégé d’Emmanuel Lévinas et d’Edgar Morin n’en demeure pas moins une tête heureuse, il chante dans la rue et me fait l’effet d’un homme en harmonie entre ce qu’il professe et les actions qu’il pose. Il consacre une partie de ses droits d’auteur et de son temps à SEVE, une cause qui lui semble cruciale : «C’est un engagement citoyen, militant», me dit-il, attablé dans un restaurant végétarien non loin du lieu de sa conférence.
Je savais qu’il s’était démené très fort — il a créé en 2012 un comité de 24 philosophes et scientifiques — pour que le Code civil français, qui considérait les animaux comme des «biens meubles», s’amende en 2015 et accorde à ceuxci le statut «d’êtres vivants doués de sensibilité». Parenthèse qui campe le personnage et ses valeurs humanistes, aujourd’hui appuyées sur la philosophie, la psychologie et la spiritualité, dans la quête de sens propre à une époque qui le cherche… dans tous les sens.
Et sa fondation représente pour lui une occasion de changer le monde en commençant par la base, les enfants, qui sont encore dans l’émerveillement, l’étonnement, la candeur et la franchise. «Les enfants sont des philosophes naturels», constate celui qui a fait le plein de spontanéité.
En les amenant à réfléchir, dialoguer, développer leur argumentaire et s’opposer de façon non violente, Lenoir espère que «nos» enfants en tireront des leçons pour plus tard. «Trump a été élu par la peur et la colère, par les passions tristes si chères à Spinoza. Quand on est dans la peur, on n’est pas dans la réflexion. Avec ces ateliers, on espère former de meilleurs humains, de meilleurs citoyens, de meilleurs électeurs. »
Qu’il les fasse parler du bonheur — «Pour être heureux, il faut avoir une vie simple » (Yenni) — ou des émotions — «Ce sont plus souvent les émotions qui nous contrôlent que nous qui les contrôlons» (Christophe) —, les retranscriptions d’ateliers dans son livre-guide sont désarmantes de sincérité. On réalise à quel point notre langage et notre pensée se corrompent dès l’adolescence, se formatant davantage et calquant le modèle en place.
«Les enfants ont la simplicité, la joie de vivre et ne sont pas encore pris dans l’ego, remarque Lenoir. Et on obtient des résultats spectaculaires avec la méditation pour ceux qui la font tous les jours à la maison. La méditation fait encore peur en milieu scolaire. On craint d’en faire des bouddhistes, alors que cela fait longtemps que la pratique s’est laïcisée. Mais c’est en train de changer… »
L’auteur de La guérison du monde estime que les enfants apprennent mieux, d’une part lorsque leurs pensées se déposent mais aussi lorsqu’ils sont actifs et créatifs. Il constate que le système d’éducation les rend passifs. «Nous, on ne leur dit pas quoi penser», insiste le philosophe, qui s’est inspiré notamment du programme d’enseignement de Michel Sasseville, de l’Université Laval, en philosophie pour enfants. Cette discipline est déjà présente dans 68 pays.
Frédéric Lenoir a même réussi à approcher la ministre de l’Éducation nationale, qui s’est montrée très ouverte à la question. Au pays de Montaigne et de Rousseau, on ne prend pas la philo à la légère. Et il ne le cache pas, son approche est résolument optimiste: « En France, la tradition philosophique depuis Voltaire se résume à ceci: être intelligent, c’est être critique, pessimiste. Mais un pessimiste n’est pas plus lucide! Pour lui, il n’y a pas de solution. L’optimiste, lui, la cherche. »
Et le philosophe remue-méninge en stimulante compagnie, un pied dans l’avenir.
Ce qui les émeut les meut
À l’heure où le Québec cherche à «épanouir » son système d’éducation en se tournant vers trois vedettes de l’entreprenariat comme Ricardo Larrivée, Pierre Lavoie et Pierre Thibault, on pourrait également se demander s’il n’y aurait pas lieu de faire une place plus officielle à la philosophie, existante depuis les années 1980 dans certaines écoles primaires. Plus doués que leurs parents pour le bonheur, les enfants détiennent peut-être des clés qu’ils auraient intérêt à conserver dans leur trousseau de vie.
«Les gens cherchent comment vivre mieux, dit l’auteur de livres de pop-philo et de spiritualité. Ils ne croient plus que la politique va changer le monde, n’attendent plus que ça vienne d’en haut.» D’où l’intérêt de faire son bonheur soi-même.
«Lorsque les enfants parlent de réussir leur vie, le bonheur personnel n’est pas le seul critère, remarque Frédéric Lenoir. On ne peut pas faire son bonheur sur le dos des autres. On en revient à Socrate et «la vie bonne»; pas de bonheur sans justice.» D’ailleurs, durant un atelier où Lenoir l’expliquait justement à un jeune élève, a fusé cette réponse: «Je suis bien content de savoir que Socrate pensait comme moi ! »
Et on est content pour Socrate de savoir que sa pensée a traversé 2500 ans sans prendre une ride.