Le Devoir

Marivaudag­es au jardin

Alain Zouvi revient au TNM pour diriger maîtres et valets

- ALEXANDRE CADIEUX

Après 35 ans sur les planches, Alain Zouvi est sorti de scène, sans regarder derrière. L’année dernière, à l’issue de la tournée québécoise du Prince des jouisseurs, dans lequel il incarnait Georges Feydeau, le comédien a accroché ses cothurnes. Outre le trac qui le mangeait, le décès de sa mère, l’actrice Amulette Garneau, lui a aussi révélé l’étendue de son propre désintérêt. «J’ai réalisé que je le faisais en grande partie pour elle, pour mon père [Jacques Zouvi, disparu en 1989]. Je suis en paix totale avec cette décision. J’ai encore envie de jouer à la télévision ou au cinéma, mais le théâtre, l’immense investisse­ment que ça demande, c’est fini. »

Il est pourtant de retour au Théâtre du Nouveau Monde, où il fut notamment le roi Claudius dans Hamlet, Argan dans Le malade imaginaire et le riche Turc de L’imprésario de Smyrne de Goldoni. Il s’y pare aujourd’hui, pour la première fois dans cette maison, des habits du metteur en scène. «Quand Lorraine Pintal m’a tendu la main et m’a demandé ce que j’aimerais monter, j’ai tout de suite pensé au Jeu de l’amour et du hasard .» C’est un retour: il y a presque 30 ans, il avait été Arlequin, valet de Dorante, à la Nouvelle Compagnie théâtrale, tout comme son père deux décennies auparavant, au même endroit.

C’est aujourd’hui sous les traits de Marc Beaupré que le serviteur changera de place avec son maître, lequel est joué par David Savard. Le dispositif de ce Jeu mis au point par Marivaux en 1730 est un classique de la comédie: afin de pouvoir observer son promis à sa guise, Silvia (Bénédicte Décary) dépêche sa suivante Lisette (Catherine Trudeau) en habits de noblesse, alors qu’elle-même reste à l’écart. Le soupirant ayant eu la même idée, voilà les quatre jeunes gens pris au piège du galant mensonge.

« Ces personnage­s-là vivent des drames. “Ciel, mon mari ! ”, il faut que ce soit joué avec gravité, c’est là que ça devient hilarant.[...] Dès le départ, j’ai voulu miser sur la délicatess­e : la pièce est une balance

dentelle.» bien calibrée, tout en nuances, c’est de la Alain Zouvi

Ne pas jouer à jouer

Versé dans l’art du comique, le metteur en scène dit avoir flairé tôt le piège du jeu pardessus la jambe, du clin d’oeil constant, surtout alors que le spectateur est, dès le départ, témoin et complice du stratagème sur lequel repose l’action de la pièce : « Il ne faut pas jouer à jouer la comédie, il faut jouer la vérité… et c’est pour ça que c’est drôle!» Surtout si, comme ici, les personnage­s eux-mêmes s’y laissent prendre, ouvrant ainsi grand la porte à la confusion des sentiments. Le grand amoureux de Feydeau, qu’il a joué et monté, continue de puiser là ses plus grandes leçons: «Ces personnage­s-là vivent des drames. “Ciel, mon mari!”, il faut que ce soit joué avec gravité, c’est là que ça devient hilarant. Le besoin de faire rire, c’est tellement fort, on aura tendance à insister, je fais ça moi aussi. Ici, dès le départ, j’ai voulu miser sur la délicatess­e: la pièce est une balance bien calibrée, tout en nuances, c’est de la dentelle. »

Alors que le printemps tarde à s’installer dans toutes ses couleurs, le metteur en scène a planté tout ce beau monde dans un jardin provençal, rayons de soleil et piaillemen­ts d’oiseaux à l’appui. « Ça peut avoir l’air cucul, mais non! Ce n’est pas par faux romantisme, mais bien par désir d’organicité, par souci aussi de tout mettre entre les mains des acteurs. Je voulais créer une bulle d’émotion positive pour notre époque extrêmemen­t difficile.»

Ces marivaudag­es ont beau être plaisants, ne recèlent-ils pas tout de même une petite part de cruauté? De ces jeux et manipulati­ons, on ne sort pas toujours indemne… «C’est vrai que ça peut devenir un peu cruel, mais c’est toujours motivé par l’amour, par le désir d’un amour vrai. Pour Sylvia, il s’agit d’être certaine d’être aimée pour ce qu’elle est et non pour sa fortune, c’est pour ça qu’elle va pousser le principe du mensonge à son maximum.»

Une certaine modernité

Pour Zouvi, la pièce est donc une ode au sentiment amoureux, à ses défauts et ses qualités, aux pertes de contrôle qu’il engendre. Que pense-t-il du Marivaux homme des Lumières, dont les pièces préfiguren­t discrèteme­nt lutte des sexes et lutte des classes? «Sans les souligner au crayon gras, on travaille ces nuances-là dans le jeu, ça fait partie de la modernité du texte. Par exemple, je résiste à cette idée que valets et maîtres sont amis, comme on les présente souvent: pour moi, ils ne s’aiment pas, ils ne font que s’endurer par intérêt, ça gronde entre les deux.» Que le serviteur puisse devenir le noble, même par jeu, c’est déjà une brèche qui s’ouvre… «Et le valet en profite, il se gâte!»

Gâté, l’artiste dit l’être luimême, ne tarissant pas d’éloges à l’égard de l’équipe qui l’entoure. Et il caresse d’autres rêves de mise en scène: Molière, Musset, Courteline, Labiche, Guitry… Et des textes de création, ce qu’il n’a encore jamais fait. «Je veux toucher à tout. Ma carrière commence à peine. »

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PHOTOS PEDRO RUIZ LE DEVOIR Henri Chassé, Bénédicte Décary et Philippe Thibault-Denis font partie de la distributi­on du classique de Marivaux mis en scène par Alain Zouvi.
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