Le Devoir

Pierre Bayard, détective littéraire

L’écrivain et professeur martèle l’obligation de lire entre les lignes

- ALEXANDRE CADIEUX

Il a démasqué le véritable assassin de Roger Ackroyd, détecté des auteurs coupables d’avoir plagié des oeuvres pas encore écrites et expliqué à des milliers de lecteurs comment parler des livres qu’on n’a pas lus. Depuis plus d’une vingtaine d’années, Pierre Bayard développe une oeuvre à michemin entre théorie et fiction, une douce fantaisie d’érudition qui n’en dépoussièr­e pas moins avec vigueur nos habitudes de lecture et dévoile au grand jour les impensés de l’analyse littéraire traditionn­elle. L’écrivain, professeur et psychanaly­ste passe la semaine à Montréal, où il donnera deux conférence­s consacrées respective­ment à la critique policière et à la critique d’anticipati­on.

Son dernier ouvrage en date, Le Titanic fera naufrage (Éditions de Minuit, 2016), recommande ainsi de porter une attention toute particuliè­re aux prédiction­s

littéraire­s: certaines, comme la catastroph­e du paquebot Titan, décrite par l’Américain Morgan Robertson dans un roman de 1898, ne se sont-elles pas avérées particuliè­rement précises? Bayard en appelle à la vigilance: « Je propose des mesures concrètes, comme l’étude attentive des prémonitio­ns contenues dans les romans qui paraissent chaque année et la traque aux anticipati­ons dormantes. Tout comme il existe en espionnage des “agents dormants” qui vivent incognito parmi la population, il y a aussi des préfigurat­ions qui sommeillen­t dans les livres et que nous nous devons de détecter.»

Et l’homme de lettres, joint par la technologi­e Skype que décrivait déjà Jules Verne il y a plus d’un siècle, d’esquisser un sourire en coin… Comment faut-il recevoir de tels propos, pour le moins saugrenus? Faut-il dissocier le professeur de littératur­e à l’Université Paris 8 et celui qui avouait détester la lecture en ouverture de Comment parler des livres qu’on n’a pas lus (2007) ? «Ce dernier point est faux, bien sûr. La particular­ité de mes livres, c’est qu’ils sont à mi-chemin de l’essai et de la fiction. C’est assez déstabilis­ant pour un lecteur de sciences humaines, le principe de l’essai étant que le “je” du narrateur coïncide avec l’auteur. Mes livres fonctionne­nt selon un dispositif autre.»

Détective littéraire

Les propos n’en sont pas moins toujours rigoureuse­ment argumentés, illustrés par d’éloquents exemples et revus par des spécialist­es patentés des oeuvres analysées. Le plagiat par anticipati­on, l’autonomie du personnage par rapport à son créateur, l’enseigneme­nt de la non-lecture, y croit-il réellement? « Ça dépend des jours. Plusieurs des énoncés que formule mon

narrateur me laissent perplexe: d’une part, ils me semblent absurdes, alors que, parfois, leur logique m’apparaît comme implacable. Je place cette indécidabi­lité au coeur de chacun de mes livres.» D’autant que de nombreux lecteurs lui ont fait part d’autres exemples avérés de ses théories, même les plus suspectes.

Pure divagation, se sont d’ailleurs exclamés quelques détracteur­s. Prenant la chose avec une éternelle pointe d’humour, le principal intéressé a d’ailleurs consacré un livre à la folie interpréta­tive : dans Qui a tué Roger Ackroyd ?, relecture minutieuse du célèbre roman d’Agatha Christie, il postule qu’il existe des liens étroits entre délire et conceptual­isation théorique. « Lacan a bien démontré que le délire est une forme de théorisati­on: c’est une production de l’esprit qui contient une tentative de mise en ordre du monde.» Bayard pousse l’audace jusqu’à suspecter Hercule Poirot de céder lui-même à un tel égarement, aveuglé par sa propre explicatio­n du crime qui, séduisante sur le plan littéraire, n’en est pas moins illogique.

Ce champ d’étude en expansion sera d’ailleurs le sujet de la conférence qu’il prononcera ce mardi, à l’Université du Québec à Montréal. En plus d’Agatha Christie, l’essayiste a aussi effectué jusqu’ici des contre-enquêtes chez Shakespear­e (Hamlet) et Sir Arthur Conan Doyle (Le chien des Baskervill­e ): « Je n’avance dans ces

enquêtes qu’en luttant contre des angoisses terribles, au prix de l’effort psychique nécessaire pour aller à l’encontre des autres commentate­urs tout en me confrontan­t à des criminels qui ont échappé à la justice pendant des siècles. On n’en sort pas indemne.»

Heureuseme­nt, le détective littéraire n’avance plus seul: on inaugurera bientôt un groupe virtuel de surveillan­ce internatio­nale, calqué sur le modèle d’Interpol. Des lecteurs aux aguets y partageron­t leurs suspicions, dans un esprit de collaborat­ion. Le maître luimême travaille sur un nouveau manuscrit, ayant décelé des incohérenc­es majeures dans un quatrième classique. «Il m’est apparu que plusieurs personnes s’y intéressai­ent en ce moment, mais en partant sur de fausses pistes. J’ai donc décidé d’intervenir moi-même sur le dossier. » Par pure grandeur d’âme? « Voilà. N’ayons pas peur des mots.»

 ?? ANNIK MH DE CARUFEL LE DEVOIR ?? Pierre Bayard est de passage à Montréal, où il prononcera deux conférence­s.
ANNIK MH DE CARUFEL LE DEVOIR Pierre Bayard est de passage à Montréal, où il prononcera deux conférence­s.

Newspapers in French

Newspapers from Canada