Pierre Bayard, détective littéraire
L’écrivain et professeur martèle l’obligation de lire entre les lignes
Il a démasqué le véritable assassin de Roger Ackroyd, détecté des auteurs coupables d’avoir plagié des oeuvres pas encore écrites et expliqué à des milliers de lecteurs comment parler des livres qu’on n’a pas lus. Depuis plus d’une vingtaine d’années, Pierre Bayard développe une oeuvre à michemin entre théorie et fiction, une douce fantaisie d’érudition qui n’en dépoussière pas moins avec vigueur nos habitudes de lecture et dévoile au grand jour les impensés de l’analyse littéraire traditionnelle. L’écrivain, professeur et psychanalyste passe la semaine à Montréal, où il donnera deux conférences consacrées respectivement à la critique policière et à la critique d’anticipation.
Son dernier ouvrage en date, Le Titanic fera naufrage (Éditions de Minuit, 2016), recommande ainsi de porter une attention toute particulière aux prédictions
littéraires: certaines, comme la catastrophe du paquebot Titan, décrite par l’Américain Morgan Robertson dans un roman de 1898, ne se sont-elles pas avérées particulièrement précises? Bayard en appelle à la vigilance: « Je propose des mesures concrètes, comme l’étude attentive des prémonitions contenues dans les romans qui paraissent chaque année et la traque aux anticipations dormantes. Tout comme il existe en espionnage des “agents dormants” qui vivent incognito parmi la population, il y a aussi des préfigurations qui sommeillent dans les livres et que nous nous devons de détecter.»
Et l’homme de lettres, joint par la technologie Skype que décrivait déjà Jules Verne il y a plus d’un siècle, d’esquisser un sourire en coin… Comment faut-il recevoir de tels propos, pour le moins saugrenus? Faut-il dissocier le professeur de littérature à l’Université Paris 8 et celui qui avouait détester la lecture en ouverture de Comment parler des livres qu’on n’a pas lus (2007) ? «Ce dernier point est faux, bien sûr. La particularité de mes livres, c’est qu’ils sont à mi-chemin de l’essai et de la fiction. C’est assez déstabilisant pour un lecteur de sciences humaines, le principe de l’essai étant que le “je” du narrateur coïncide avec l’auteur. Mes livres fonctionnent selon un dispositif autre.»
Détective littéraire
Les propos n’en sont pas moins toujours rigoureusement argumentés, illustrés par d’éloquents exemples et revus par des spécialistes patentés des oeuvres analysées. Le plagiat par anticipation, l’autonomie du personnage par rapport à son créateur, l’enseignement de la non-lecture, y croit-il réellement? « Ça dépend des jours. Plusieurs des énoncés que formule mon
narrateur me laissent perplexe: d’une part, ils me semblent absurdes, alors que, parfois, leur logique m’apparaît comme implacable. Je place cette indécidabilité au coeur de chacun de mes livres.» D’autant que de nombreux lecteurs lui ont fait part d’autres exemples avérés de ses théories, même les plus suspectes.
Pure divagation, se sont d’ailleurs exclamés quelques détracteurs. Prenant la chose avec une éternelle pointe d’humour, le principal intéressé a d’ailleurs consacré un livre à la folie interprétative : dans Qui a tué Roger Ackroyd ?, relecture minutieuse du célèbre roman d’Agatha Christie, il postule qu’il existe des liens étroits entre délire et conceptualisation théorique. « Lacan a bien démontré que le délire est une forme de théorisation: c’est une production de l’esprit qui contient une tentative de mise en ordre du monde.» Bayard pousse l’audace jusqu’à suspecter Hercule Poirot de céder lui-même à un tel égarement, aveuglé par sa propre explication du crime qui, séduisante sur le plan littéraire, n’en est pas moins illogique.
Ce champ d’étude en expansion sera d’ailleurs le sujet de la conférence qu’il prononcera ce mardi, à l’Université du Québec à Montréal. En plus d’Agatha Christie, l’essayiste a aussi effectué jusqu’ici des contre-enquêtes chez Shakespeare (Hamlet) et Sir Arthur Conan Doyle (Le chien des Baskerville ): « Je n’avance dans ces
enquêtes qu’en luttant contre des angoisses terribles, au prix de l’effort psychique nécessaire pour aller à l’encontre des autres commentateurs tout en me confrontant à des criminels qui ont échappé à la justice pendant des siècles. On n’en sort pas indemne.»
Heureusement, le détective littéraire n’avance plus seul: on inaugurera bientôt un groupe virtuel de surveillance internationale, calqué sur le modèle d’Interpol. Des lecteurs aux aguets y partageront leurs suspicions, dans un esprit de collaboration. Le maître luimême travaille sur un nouveau manuscrit, ayant décelé des incohérences majeures dans un quatrième classique. «Il m’est apparu que plusieurs personnes s’y intéressaient en ce moment, mais en partant sur de fausses pistes. J’ai donc décidé d’intervenir moi-même sur le dossier. » Par pure grandeur d’âme? « Voilà. N’ayons pas peur des mots.»