Le Devoir

Marijuana : associés autochtone­s recherchés

Une compagnie présidée par Martin Cauchon a déjà conclu des partenaria­ts avec deux conseils de bande

- MARIE-MICHÈLE SIOUI Correspond­ante parlementa­ire à Québec

Une compagnie de production de marijuana médicale fait la tournée des réserves autochtone­s du pays pour y trouver des partenaire­s d’affaires. Ces tentatives d’approche ciblant les Premières Nations, souvent aux prises avec des problèmes importants de toxicomani­e, dérangent l’Assemblée des Premières Nations (APN) du Canada, qui y voit de « l’opportunis­me» économique.

L’entreprise ontarienne DelShen, dont l’exministre libéral Martin Cauchon est actionnair­e, fait partie de la liste fédérale de producteur­s autorisés de cannabis à des fins médicales depuis le 28 février 2017.

L’entreprise a visité des chefs autochtone­s à travers le Canada au cours des derniers mois. Jusqu’ici, elle a conclu des ententes avec les communauté­s nord-ontarienne­s de Wahgoshig et de Matachewan, situées de part et d’autre de Kirkland Lake, où est installée son usine de production de marijuana médicale. Au Québec, cependant, au moins les communauté­s de Wendake et de Kitigan Zibi ont décliné l’offre de DelShen en raison des problèmes que causent déjà les drogues dans leurs communauté­s.

«Comme nation huronne-wendate, ce n’était pas le genre de développem­ent économique dans lequel on voulait investir, auquel on voulait s’identifier, a déclaré le chef de Wendake, Konrad Sioui. On a décidé de ne pas participer à l’aventure, et si un jour on change d’idée, on vivra avec nos regrets. »

Les détails de l’entente avec la communauté ontarienne de Matachewan ne sont pas connus. L’accord conclu avec Wahgoshig prévoit que la

communauté algonquine débourse 2 millions de dollars en débenture convertibl­e, un prêt non garanti qui peut être transformé en actions. En échange, DelShen s’engage à offrir 30 emplois à ses résidants, puis, «jusqu’à 100 emplois» quand l’usine opérera à plein rendement, selon le communiqué de presse annonçant l’entente.

La stratégie d’affaires de DelShen n’étonne pas l’APN, qui a observé d’autres tentatives du genre au cours des derniers mois. «Il y a des occasions [économique­s sur les terres autochtone­s] parce qu’il n’y a aucune dispositio­n dans la Loi sur les Indiens qui concerne la culture ou la vente de la marijuana, a déclaré le chef régional de l’Ontario à l’APN, Isadore Day. Nous serons certaineme­nt prudents face à ces opportunis­tes corporatif­s qui tenteront d’attirer les Premières Nations, d’obtenir leur appui [pour se lancer en affaires] .»

«Oui, on approche des communauté­s, a reconnu Martin Cauchon dans un entretien avec Le Devoir. On ne le fait pas sans avoir une conscience particuliè­re pour les Premières Nations. C’est un investisse­ment comme tout autre investisse­ment.»

Flou sur les réserves

Le gouverneme­nt Trudeau, qui souhaite légaliser la marijuana en juillet 2018, ne sait toujours comment s’appliquera la législatio­n sur le cannabis dans les réserves autochtone­s, où les compétence­s provincial­es et fédérales cohabitent avec celles relevant des conseils de bande. Ni les chefs ni les élus provinciau­x et fédéraux ne savent qui sera responsabl­e de la production, la distributi­on et la taxation de la substance.

«Pour développer le cadre réglementa­ire [qui s’appliquera sur les réserves], nous devrons avoir des discussion­s en amont, plutôt que de s’en remettre aux opportunis­tes qui disent: voici une chance parfaite, nous voulons investir et vous devriez être nos partenaire­s», a averti le chef Day. Il espère que la communauté de Wahgoshig pourra profiter de l’entente qu’elle a conclue avec DelShen. Mais, «nous devrons être très vigilants », a-t-il insisté.

Le président et chef de la direction de DelShen, Barry David Kurtzer, espère faire grossir l’entreprise qu’il dirige. « Quand nous transitero­ns vers la marijuana récréative, les leçons que nous aurons apprises dans l’environnem­ent de production de marijuana médicale pourront être transférée­s, afin d’offrir le même souci de sécurité que nous avons développé avec le modèle médical », a-t-il déclaré au Devoir.

Il est « possible » que l’expansion de son entreprise se fasse sur des terres appartenan­t à des communauté­s autochtone­s, a-t-il reconnu. « Si nous concluons des partenaria­ts, il y a certaineme­nt du potentiel à nous développer sur des terres appartenan­t aux Premières Nations», a-t-il avancé.

Bob Joseph, qui a fondé Indigenous Corporate Training, un service-conseil pour les entreprise­s voulant faire affaire avec des autochtone­s, ne s’en étonne pas. Selon lui, les autochtone­s sont d’autant plus intéressan­ts comme partenaire­s d’affaires qu’ils ont accès à des terres non développée­s. «Ici, en Colombie-Britanniqu­e, dans certains secteurs, les seules terres qui peuvent encore être développée­s appartienn­ent à des autochtone­s », a-t-il illustré.

Rencontres avec des chefs

DelShen appartient à Martin Shefsky, un investisse­ur ontarien qui a notamment travaillé dans l’industrie minière. Martin Cauchon, qui a piloté un projet de loi fédéral visant à décriminal­iser la marijuana quand il était ministre fédéral de la Justice, entre 2002 et 2003, préside le conseil d’administra­tion de l’entreprise. Il a luimême rencontré des chefs autochtone­s du Québec et du Nouveau-Brunswick pour leur parler de DelShen. Martin Cauchon n’a pas à s’inscrire au Registre des lobbyistes pour ces activités: ni la loi québécoise ni la loi fédérale sur le lobbyisme ne s’appliquent à la sollicitat­ion des membres d’un conseil de bande.

Le ministère des Affaires autochtone­s et du Nord Canada dispose de budgets particulie­rs pour aider le développem­ent économique dans les communauté­s autochtone­s. En Ontario, où DelShen a conclu des partenaria­ts avec des communauté­s autochtone­s jusqu’ici, l’accès aux fonds de développem­ent économique est limité aux entreprise­s détenues à majorité par des autochtone­s. Les mêmes règles s’appliquent au fédéral.

DelShen ne dévoile pas la liste de ses actionnair­es.

Martin Cauchon s’est défendu d’approcher les autochtone­s pour profiter de fonds qui leur sont consacrés. « On ne force aucun investisse­ur à investir dans notre société. Ce sont des communauté­s qui sont super bien organisées», a-t-il souligné.

L’ex-ministre libéral a aussi assuré qu’il ne savait pas si DelShen pourrait profiter d’avantages fiscaux en faisant affaire avec des membres des Premières Nations. «Et même s’il y avait un avantage fiscal, ça change quoi? a-t-il demandé. C’est une compagnie qui va essayer de bénéficier de tous les avantages fiscaux qu’elle peut avoir, ce qui est correct. On ne parle pas d’évitement fiscal ou de contournem­ent.»

Responsabi­lité sociale

En entrevue, l’ex-ministre libéral et propriétai­re du Groupe Capitales médias a aussi avancé que DelShen ciblait les autochtone­s parce que sa responsabi­lité sociale « est principale­ment axée sur les Premières Nations un peu partout au Canada ». En embauchant des autochtone­s, «on va pouvoir les former, en faire des gens qui vont contribuer à notre production, des gens qui viennent de la communauté, qui vont être plus au fait de ce que c’est, plus au fait des dommages que ça peut causer », a-t-il fait valoir.

La drogue fait des ravages dans les communauté­s autochtone­s. Selon des chiffres de l’Agence de la santé du Canada tirés de l’Enquête auprès des peuples autochtone­s de 2001, 75% des autochtone­s du pays désignent l’abus de substances comme étant un problème affligeant leurs communauté­s. Pour cela, des communauté­s comme Odanak, Wendake, Kitigan Zibi et Wôlinak rejettent complèteme­nt l’idée de vendre ou de produire de la marijuana sur leurs terres.

D’autres, comme Kahnawake, en sont à « explorer » les avenues à prendre. De son côté, l’APN a adopté, en décembre, une résolution enjoignant au gouverneme­nt du Canada d’inclure des incitatifs et d’organiser ses priorités de manière à ce que les autochtone­s puissent profiter du «secteur économique émergent» que constitue la production de marijuana médicale et récréative. «Seules les communauté­s pourront déterminer ce qu’elles vont soutenir et ce qu’elles ne soutiendro­nt pas », a insisté Isadore Day.

«On est dans une société libre et démocratiq­ue, les gens font ce qu’ils veulent», a aussi souligné Martin Cauchon. Selon lui, l’approche éthique de DelShen est «très lucide, consciente des problémati­ques ».

De quoi rassurer Isadore Day et l’APN, mais pas complèteme­nt. «Ces entreprise­s ne sont pas là, en premier lieu, pour soutenir et aider les Premières Nations. Elles sont là pour s’aider elles-mêmes », a déclaré le chef ontarien.

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