Le Devoir

Le populisme des uns et la démocratie des autres

- JEAN-PHILIPPE WARREN L’auteur est professeur de sociologie à l’Université Concordia. Des commentair­es ou des suggestion­s pour des Idées en revues ? Écrivez à rdutrisac@ledevoir.com.

Le populisme est l’ombre portée de la démocratie. Loin d’en être une monstrueus­e anomalie ou une terrible défaillanc­e, il l’accompagne depuis son avènement.

N’est-il pas révélateur à ce propos que les populistes prétendent être, par rapport à des élites désincarné­es et déconnecté­es, d’ardents démocrates, prenant position notamment pour une démocratie directe ou plébiscita­ire qui sache exprimer les aspiration­s de la «majorité silencieus­e»? Comment donc, s’interroger­ont certains, le populisme pourrait-il être une menace à la démocratie quand il ne cesse de s’en réclamer? Comment donc pourrait-il empoisonne­r le climat social quand cette tendance politique est, en son coeur, une réaction contre la corruption des gouvernant­s?

De Rafael Correa à Marine Le Pen, en passant par Hugo Chávez, Carlos Menem ou Geert Wilders, il s’agit de redonner aux masses l’impression d’un contrôle sur leur destin à un moment où elles le croient confisqué par des puissances occultes et de réactualis­er ainsi la définition même de la démocratie selon Lincoln : « le gouverneme­nt du peuple, par le peuple, pour le peuple ».

Il n’y a pas là, à première vue, de quoi s’inquiéter; et, à s’en tenir à ce niveau, l’on pourrait se demander pourquoi des intellectu­els invitent à se prémunir contre la montée des populismes.

Le problème surgit quand vient le temps de circonscri­re les frontières du peuple. Il existe en effet plus d’une définition et, par conséquent, plus d’un usage du mot peuple. Il n’est pas difficile de constater que le discours courant est caractéris­é par un flou, artistique­ment entretenu, qui brouille le débat et qui fait en sorte que l’on ne sait plus trop à la fin de quoi l’on parle exactement quand on parle de populisme.

Le peuple dont on se réclame désigne parfois le «monde ordinaire», parfois le «99%», parfois les «sans-voix», parfois les «payeurs de taxes», parfois les «gens de souche», parfois le «vrai monde», parfois encore autre

chose, de telle sorte qu’il devient difficile de savoir de quoi il retourne. […]

Trois façons de concevoir le peuple

Selon une première définition, le peuple, c’est le dêmos, c’est-à-dire la totalité des habitants d’un État appelés à se gouverner euxmêmes. Rousseau écrivait dans Du contrat social : «Jamais on ne corrompt le peuple, mais souvent on le trompe, et c’est alors seulement qu’il paraît vouloir ce qui est mal.» Il s’agit du «peuple-souverain», qui se pose comme socle de la volonté politique et sujet de l’histoire.

Selon une deuxième acception du terme, le peuple, c’est le volk, c’est-à-dire la communauté culturelle, voire ethnique, laquelle partage des valeurs et des traditions héritées. Elle ne saurait être ravalée à l’État et aux institutio­ns, qui devraient en être plutôt l’émanation.

Enfin, le peuple, ce peut être aussi les citoyens ordinaires, la plèbe ou la populace, ceux qui triment et paient des impôts, et dont les contours sont tracés en opposition à une bourgeoisi­e plus ou moins détachée et indifféren­te. Ce sont les «petits» contre les «gros», ceux qui n’ont rien ou pas grand-chose contre ceux qui ont trop, les masses laborieuse­s contre une minorité oisive et parasitair­e. […]

Si, historique­ment, il a pu sembler que le populisme allemand tournait davantage autour de la notion de volk, que le populisme français tournait davantage autour de celle de nation et que le populisme américain tournait surtout autour de celle de people, la vérité, c’est qu’aujourd’hui les types d’acception du mot peuple font partie des registres de sens de l’ensemble des populismes, qui en jouent selon les circonstan­ces et les intérêts du moment.

Par exemple, le populisme du peuple-citoyen pourra se retrouver dans les discours d’un Jean-Luc Mélenchon en France ou d’une Nancy Pelosi aux États-Unis, celui du peuple-nation pourra se glisser dans les envolées d’un HeinzChris­tian Strache en Autriche ou celles d’un Hernán Siles Zuazo en Bolivie, et celui du peuple-classe pourra s’exprimer autant dans les dénonciati­ons du Tea Party que dans celles du mouvement Occupy. […]

Alors que, dans une société cosmopolit­e et progressis­te, la réaction populaire pourra prendre le visage du nationalis­me et du conservati­sme, dans d’autres circonstan­ces, elle pourra adopter le langage du socialisme ou du multicultu­ralisme. Par la force des choses, on assistera donc à des effets miroirs assez déroutants, effets qui permettron­t des rencontres imprévues (et pas toujours souhaitées ou souhaitabl­es) entre des dénonciati­ons ou des revendicat­ions venues de groupes que tout, en apparence, devrait éloigner. Le populisme se nourrit de telles ambiguïtés ; il profite des flottement­s quant au sens de la synecdoque qu’est le peuple pour se frayer un chemin vers le pouvoir. […]

Le populisme n’est pas une pathologie des démocratie­s. Si on sait que le populisme ne sauvera pas la démocratie, on doit accepter que le populisme l’accompagne. Pour le meilleur et pour le pire, le populisme des uns est le plus souvent la démocratie des autres.

Mais cela ne devrait pas pour autant nous exempter de combattre pour une clarificat­ion du débat et pour le choix d’une notion de peuple qui respecte certains principes fondamenta­ux d’égalité, de justice et de tolérance. Ainsi pourrait-on en arriver à faire entendre les voix étouffées sans laisser libre cours à des irruptions de colère populaires qui, comme la foudre, finissent par éclater dans un ciel chargé.

Newspapers in French

Newspapers from Canada