Le populisme des uns et la démocratie des autres
Le populisme est l’ombre portée de la démocratie. Loin d’en être une monstrueuse anomalie ou une terrible défaillance, il l’accompagne depuis son avènement.
N’est-il pas révélateur à ce propos que les populistes prétendent être, par rapport à des élites désincarnées et déconnectées, d’ardents démocrates, prenant position notamment pour une démocratie directe ou plébiscitaire qui sache exprimer les aspirations de la «majorité silencieuse»? Comment donc, s’interrogeront certains, le populisme pourrait-il être une menace à la démocratie quand il ne cesse de s’en réclamer? Comment donc pourrait-il empoisonner le climat social quand cette tendance politique est, en son coeur, une réaction contre la corruption des gouvernants?
De Rafael Correa à Marine Le Pen, en passant par Hugo Chávez, Carlos Menem ou Geert Wilders, il s’agit de redonner aux masses l’impression d’un contrôle sur leur destin à un moment où elles le croient confisqué par des puissances occultes et de réactualiser ainsi la définition même de la démocratie selon Lincoln : « le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple ».
Il n’y a pas là, à première vue, de quoi s’inquiéter; et, à s’en tenir à ce niveau, l’on pourrait se demander pourquoi des intellectuels invitent à se prémunir contre la montée des populismes.
Le problème surgit quand vient le temps de circonscrire les frontières du peuple. Il existe en effet plus d’une définition et, par conséquent, plus d’un usage du mot peuple. Il n’est pas difficile de constater que le discours courant est caractérisé par un flou, artistiquement entretenu, qui brouille le débat et qui fait en sorte que l’on ne sait plus trop à la fin de quoi l’on parle exactement quand on parle de populisme.
Le peuple dont on se réclame désigne parfois le «monde ordinaire», parfois le «99%», parfois les «sans-voix», parfois les «payeurs de taxes», parfois les «gens de souche», parfois le «vrai monde», parfois encore autre
chose, de telle sorte qu’il devient difficile de savoir de quoi il retourne. […]
Trois façons de concevoir le peuple
Selon une première définition, le peuple, c’est le dêmos, c’est-à-dire la totalité des habitants d’un État appelés à se gouverner euxmêmes. Rousseau écrivait dans Du contrat social : «Jamais on ne corrompt le peuple, mais souvent on le trompe, et c’est alors seulement qu’il paraît vouloir ce qui est mal.» Il s’agit du «peuple-souverain», qui se pose comme socle de la volonté politique et sujet de l’histoire.
Selon une deuxième acception du terme, le peuple, c’est le volk, c’est-à-dire la communauté culturelle, voire ethnique, laquelle partage des valeurs et des traditions héritées. Elle ne saurait être ravalée à l’État et aux institutions, qui devraient en être plutôt l’émanation.
Enfin, le peuple, ce peut être aussi les citoyens ordinaires, la plèbe ou la populace, ceux qui triment et paient des impôts, et dont les contours sont tracés en opposition à une bourgeoisie plus ou moins détachée et indifférente. Ce sont les «petits» contre les «gros», ceux qui n’ont rien ou pas grand-chose contre ceux qui ont trop, les masses laborieuses contre une minorité oisive et parasitaire. […]
Si, historiquement, il a pu sembler que le populisme allemand tournait davantage autour de la notion de volk, que le populisme français tournait davantage autour de celle de nation et que le populisme américain tournait surtout autour de celle de people, la vérité, c’est qu’aujourd’hui les types d’acception du mot peuple font partie des registres de sens de l’ensemble des populismes, qui en jouent selon les circonstances et les intérêts du moment.
Par exemple, le populisme du peuple-citoyen pourra se retrouver dans les discours d’un Jean-Luc Mélenchon en France ou d’une Nancy Pelosi aux États-Unis, celui du peuple-nation pourra se glisser dans les envolées d’un HeinzChristian Strache en Autriche ou celles d’un Hernán Siles Zuazo en Bolivie, et celui du peuple-classe pourra s’exprimer autant dans les dénonciations du Tea Party que dans celles du mouvement Occupy. […]
Alors que, dans une société cosmopolite et progressiste, la réaction populaire pourra prendre le visage du nationalisme et du conservatisme, dans d’autres circonstances, elle pourra adopter le langage du socialisme ou du multiculturalisme. Par la force des choses, on assistera donc à des effets miroirs assez déroutants, effets qui permettront des rencontres imprévues (et pas toujours souhaitées ou souhaitables) entre des dénonciations ou des revendications venues de groupes que tout, en apparence, devrait éloigner. Le populisme se nourrit de telles ambiguïtés ; il profite des flottements quant au sens de la synecdoque qu’est le peuple pour se frayer un chemin vers le pouvoir. […]
Le populisme n’est pas une pathologie des démocraties. Si on sait que le populisme ne sauvera pas la démocratie, on doit accepter que le populisme l’accompagne. Pour le meilleur et pour le pire, le populisme des uns est le plus souvent la démocratie des autres.
Mais cela ne devrait pas pour autant nous exempter de combattre pour une clarification du débat et pour le choix d’une notion de peuple qui respecte certains principes fondamentaux d’égalité, de justice et de tolérance. Ainsi pourrait-on en arriver à faire entendre les voix étouffées sans laisser libre cours à des irruptions de colère populaires qui, comme la foudre, finissent par éclater dans un ciel chargé.