Le Devoir

Houria Bouteldja, l’essayiste qui dérange

Pour être universel, le féminisme doit réellement sortir de ses ornières coloniales

- FABIEN DEGLISE

Pyromane. Antisémite. Homophobe. Même raciste antiblanc ! Le son lointain de la polémique précède l’arrivée à Montréal dans les prochains jours de l’essayiste et militante Houria Bouteldja, porte-voix et cofondatri­ce du Mouvement des indigènes de la République, un regroupeme­nt politique qui tente de fédérer la France métissée contre le racisme d’État. L’auteure du livre Les Blancs, les Juifs et nous (La Fabrique, 2016) est invitée par le Festival littéraire internatio­nal Metropolis bleu pour débattre de ses thèmes de prédilecti­on : la race, le féminisme post-colonial, l’ensauvagem­ent des enfants issus de l’immigratio­n par la République française et les conditions de survie dans les banlieues.

«Il y a une tentative de me dieudonnis­er [référence à l’humoriste français Dieudonné diabolisé pour la radicalité provocante de ses propos, particuliè­rement sur les races et les Juifs], admet la militante jointe par Le Devoir à quelques jours de son voyage au Québec, un sourire dans la voix. Mais cela ne tient pas la route. Notre mouvement est en opposition avec l’extrême droite. Il condamne la complaisan­ce face à l’antisémiti­sme. Ce que nous voulons, c’est politiser la question de la race, comprendre et expliquer ce qu’est la race comme système d’oppression pour mieux combattre le racisme et nous élever comme société au-delà de la race pour créer un “nous” politique opposé au racisme et à l’impérialis­me. Si nous sommes aujourd’hui la cible d’autant de critiques, c’est que notre discours sur l’antiracism­e politique fonctionne et que la nouvelle dynamique qu’il induit dans plusieurs communauté­s porte ses fruits etdérange.»

Dénoncer la paresse intellectu­elle

Dans Libération, le printemps dernier, Clément Ghys a accusé Houria Bouteldja, et surtout son livre, de manquer «cruellemen­t d’un rapport au réel ». La militante française d’origine algérienne assume et en rajoute: «l’intelligen­tsia française se terre dans la nostalgie de ses idées anciennes et refuse d’entendre les pensées nouvelles qui chamboulen­t le prêt-à-penser, qui ébranlent les dogmes et les vérités ». Elle voit dans cette posture la «paresse intellectu­elle» qui, selon elle, fait régresser le monde et l’empêche de voir les ornières post-coloniales dans lesquelles il s’enlise.

Paresse et résistance à la pensée nouvelle, les mouvements féministes aimant se présenter comme étant universels n’y échapperai­ent pas. Selon elle, ils se perdent aussi dans l’hypocrisie d’une pensée qui entretient, de manière consciente ou pas, les racismes. «Le féminisme se définit par rapport à la condition, au passé, à l’histoire de la femme blanche, dit-elle. Or, les femmes issues d’un passé colonial sont ailleurs. Elles ne sont pas seulement écrasées par le patriarcat. Elles sont aussi écrasées par leur condition sociale, de pauvreté extrême en général, écrasée par le racisme. Elles ne peuvent envisager la lutte de la même manière que les femmes blanches. »

En combattant le port du voile religieux chez certaines femmes, le féminisme majoritair­e s’est d’ailleurs fait raciste, estime Houria Bouteldja tout en soulignant les nombreuses contradict­ions de ce courant que la «blanchité» finit par aveugler. «Le féminisme traditionn­el critique les normes de beauté qui réduisent les femmes à leur corps, dit-elle. Or, chez la femme noire, l’affirmatio­n de la beauté est fondamenta­le parce que le racisme a nié la beauté du corps noir. Du coup, revendique­r un corps et une beauté pour ces femmes, c’est aussi affirmer une libération et non pas une aliénation.»

Un amour révolution­naire

Sur le discours identitair­e et sexuel porté par les mouvements de défense du droit des homosexuel­s, Houria Bouteldja porte d’ailleurs le même regard critique et incendiair­e, en dénonçant son cadre social toujours teinté par les relents du colonialis­me qui au mieux place l’«indigène» hors champ ou au pire tente de civiliser sa sexualité, comme l’ont fait les bons maîtres blancs à leur arrivée, dans un autre temps, sur le continent africain.

«En laissant l’Occident définir l’universel, en refusant de prendre en compte les autres expérience­s, en matière de féminisme, de sexualité, d’organisati­on sociale, c’est toute la persistanc­e du racisme que l’on finit par cautionner, dit Houria Bouteldja qui, depuis des mois, n’appelle à rien de moins qu’un «amour révolution­naire», pour enrayer la marche inéluctabl­e d’une histoire qui entretient ses disparités, ses peurs et ses rejets, en les amenant doucement vers le pire.

«Les forces politiques doivent s’organiser contre le racisme d’État et contre ce racisme ordinaire que le discours postcoloni­al maintient et nourrit. L’amour révolution­naire, c’est trouver des alliés pour une alternativ­e politique, en France principale­ment, capable de combattre le fascisme qui arrive.» Ce fascisme qui, làbas comme ailleurs, sait très bien comment profiter des ornières idéologiqu­es pour continuer à avancer.

L’écrivaine participer­a à deux conférence­s du festival Metropolis bleu: «Un concept dérangeant : l’amour révolution­naire », le 27 avril à 19 h 30 à la Librairie Gallimard, et « Le féminisme – un passage obligé?» le 28 avril à 16 h à l’Hôtel 10.

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METROPOLIS BLEU Houria Bouteldja

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