Le Devoir

La France « En marche » vers sa dissolutio­n ?

- SAMIR SAUL Professeur d’histoire à l’Université de Montréal – CERIUM

Au-delà du spectacle, de l’anecdotiqu­e et des jeux de personnali­té qui accaparent l’attention, une élection fournit des indices de l’ajustement de l’appareil politique au programme à appliquer. La présidenti­elle de 2017 a ceci de particulie­r qu’elle réalise ce but avec une rare limpidité. La franchise, voire l’ingénuité et la candeur qui y ont présidé sont inhabituel­les pour ce genre d’exercice où illusionni­sme et esbroufe ont libre cours. La fabricatio­n du personnage Macron et son élévation à la magistratu­re suprême procèdent comme une chorégraph­ie mise en oeuvre à visage découvert. Encore plus singulier, ce qui tient de programme chez lui est à peu près sûrement ce qu’il fera.

Comment expliquer l’apparition de ce deus ex machina, la voie royale tracée pour lui et la désarmante transparen­ce qui marque cette opération de prestidigi­tation politique? Deux raisons: un système politique essoufflé mais toujours apte à générer des expédients, et le passage à l’imposition accélérée de la mondialisa­tion néolibéral­e à un pays qui lui est rétif.

Un système politique en panne

La fin des Trente Glorieuses dérègle le système français. De fait, les 40 dernières années sont dominées par la crise économique et son cortège de stagnation, de désindustr­ialisation et de chômage. En quête des ressorts de la croissance, le programme de Mitterrand de 1981 recourt au keynésiani­sme qui avait si bien réussi de 1945 à 1975. Mais l’expérience échoue. Le gouverneme­nt fait alors un virage à 180 degrés en 1983 et engage la France dans la voie de la «rigueur», du néolibéral­isme, de l’intégratio­n européenne et de la mondialisa­tion. Quel qu’en soit l’habillage et peu importe le parti, tel est le programme de tous les gouverneme­nts depuis plus de trois décennies.

Le paysage politique se recompose en conséquenc­e. Comment parer au risque de détourner des partis de gouverneme­nt un électorat auquel sont infligées de douloureus­es politiques économique­s? En dressant devant lui une option qui ferait office de repoussoir. Pouvant commodémen­t être diabolisé, le Front national joue ce rôle à merveille. Mitterrand le comprend si bien qu’il l’aide à se mettre en orbite. Tandis que le PCF s’effondre, l’offre politique se résume au choix entre l’un ou l’autre des partis de gouverneme­nt pour faire barrage au FN. L’épouvantai­l à moineaux est érigé d’élection en élection pour rabattre l’électorat échaudé, mais apeuré, tantôt vers la droite, tantôt vers la «gauche» officielle­s, et assurer ainsi que continue à tourner la roue d’une fictive «alternance».

Chaque nouveau président entre à l’Élysée sous les meilleurs auspices, mais applique aussitôt le programme néolibéral mondialist­e. Le «socialiste» Hollande remporte la palme en matière de célérité dans le retourneme­nt de sa veste. Il représente la dernière tentative de donner le change à l’électorat. Ne reste plus en 2017 qu’à jouer cartes sur table.

Macron: un président sorti d’un chapeau

Après Hollande, le faux-semblant de la «gauche» n’est plus opératoire. Le Parti socialiste se saborde, Hollande lui-même appelant à voter Macron. Le risque que Fillon lui succède par le truchement d’un «Front républicai­n» pour barrer la route au FN est dissipé par d’opportunes et suspectes révélation­s fâcheuses pour sa réputation. La voie est libre pour Macron.

Illustre inconnu il y a peu de temps, jamais élu, il est propulsé au firmament à grand renfort de publicité. Devenu millionnai­re chez Rothschild, c’est la coqueluche du patronat. Les ressources pour sa campagne ne lui manquent pas et son «mouvement» («En marche!») émerge avec une miraculeus­e soudaineté.

À bout d’expédients, le système politique crée de toutes pièces un candidat «moderne» qui se veut hors système. Discrédité­s, les partis politiques sont remplacés par une communion directe entre le chef de l’État et le «peuple», ou plutôt les milieux d’affaires. Biaiser n’étant plus possible, on passe à la promotion sans ambages du néolibéral­isme «incontourn­able» et de la mondialisa­tion «heureuse». Macron s’affiche tel qu’il est, ne s’entourant d’aucun écran de fumée. Récusant la droite et la gauche, il ne prête allégeance qu’au marché. Les grands intérêts économique­s gouvernero­nt directemen­t, sans l’intermédia­ire des partis politiques. Avec Macron, né à l’ère de l’absence de repères, la gestion évacue le politique.

La «marche» de la France vers son intégratio­n européo-mondiale se fera à bride abattue, alors que le pays est clivé. Aux centres des grandes villes et à l’Ouest, d’où Macron a puisé ses 24%, s’opposent les banlieues et l’Est. La déréglemen­tation procédera à grands pas. Plus que jamais s’intensifie­ra la dichotomie entre le mondialism­e qui délite États et nations au profit d’instances de décisions supranatio­nales, et l’affirmatio­n du cadre national comme lieu d’applicatio­n de l’autodéterm­ination. Ancêtre de l’État-nation moderne, la France connaîtra une intensific­ation des pressions désagrégat­rices qu’elle subit déjà. Quelle sera la réaction ?

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