Le Devoir

Une petite révolution en alimentati­on

Visite dans la plus grande ferme de grillons en Amérique

- ISABELLE PARÉ

Dans la ferme des Goldin, il n’y a ni tracteurs, ni fourches, ni ballots de foin autour de la grange nickelée aux allures de vaste poulailler. Pas de bêlements, de meuglement­s ou de tas de fumier odorants pour rappeler aux visiteurs qu’ils sont en terre agricole. Pourtant, 90 millions de petites bêtes trottent en permanence dans les granges de ces fermiers nouveau genre qui exploitent la plus grande ferme d’élevage de grillons en Amérique du Nord.

Ici, pas besoin de se lever à l’heure des poules ou de s’esquinter à la traite quotidienn­e. Les petits protégés des Goldin croissent en liberté, sautillant d’un point d’eau aux plateaux de grains. En prime, ils stridulent gentiment dans la pénombre pour chanter la pomme aux femelles. Un environnem­ent qui tient plus du dortoir zen que de l’élevage de bovin industriel.

Moins de trois ans après sa création, Entomo Farms, entreprise familiale ontarienne fondée

par des écologiste­s versés en entomologi­e, a littéralem­ent explosé. Elle est devenue la plus grande ferme d’élevage d’insectes à consommati­on humaine en Amérique et un des principaux fournisseu­rs de poudre de grillons à travers le monde.

De 5000 pieds carrés à l’origine, la ferme s’étend maintenant sur 60 000 pieds carrés dans deux bâtiments et produit jusqu’à 900 millions de «criquets» par année. Pas moins de 450 tonnes de petites bêtes destinées à la vente en gros. Jarrod Goldin, cofondateu­r et président d ’Entomo Farms, évalue déjà à 40 000 pieds carrés l’espace additionne­l qu’il faudrait pour répondre à la demande. Sur le carnet de commandes s’affichent une centaine d’entreprise­s et de clients du Québec, des États-Unis, de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande, de l’Afrique du Sud, du Japon…

La piqûre pour le grillon

Dans les pays occidentau­x, l’intérêt pour la protéine d’insectes connaît actuelleme­nt un essor fulgurant, dopé par les préoccupat­ions écologiste­s. La publicatio­n en 2013 d’un rapportcho­c de la FAO déclinant le potentiel nutritionn­el des insectes pour assurer la souveraine­té alimentair­e des neuf milliards d’humains que comptera la Terre en 2050 a eu l’effet d’un détonateur. Au Québec, aux États-Unis comme en Europe, plusieurs «jeunes pousses» sont nées dans la foulée, déterminée­s à créer des aliments écorespons­ables et ultraproté­inés, enrichis de farine d’insectes.

«Pour moi, cette sortie de la FAO a été un électrocho­c. Je cherchais à démarrer une entreprise. J’ai découvert Entomo Farms et leur ai commandé de la poudre de criquets. J’ai ajouté ça à mon smoothie et publié ça sur ma page Facebook. En quelques heures, 15 personnes m’ont demandé de leur en commander, même des gens que je ne connaissai­s pas! Après la 10e commande, je me suis dit qu’il y avait un marché là», raconte Daniel Novak, cofondateu­r de Crickstart Food. Après des mois d’expériment­ations culinaires, le jeune diplômé en finances vient d’investir le marché américain avec ses croustille­s olives et quinoa, ses barres énergétiqu­es et ses collations à la poudre de grillons. Son but: conquérir Brooklyn, San Francisco, New York, là où le marché de la «consommati­on responsabl­e» a déjà le vent dans les voiles. «À San Francisco, où les gens aiment les choses différente­s, c’est la folie!» affirme le jeune entreprene­ur.

Et il n’est pas le seul à craquer pour le grillon. Tout récemment, les trois jeunes créateurs de la barre Näak, hautement protéinée en farine de grillons, ont pris d’assaut le plateau radio-canadien de l’émission Dans l’oeil du dragon. Après avoir fait leurs classes en marketing et en vente en ligne pour l’entreprise Groupon, les jeunes entreprene­urs ont convaincu deux des bonzes de la business d’injecter 30 000 $ en retour d’une participat­ion de 24% dans l’entreprise. À Montréal, uKa Protéine concocte aussi des barres «chocolat et Cayenne», «cerise et thé vert». Virebibitt­es s’y est mise en Estrie, alors que la start-up Wilder Harrier a investi les rayons de la chaîne Mondou avec ses croquettes pour chiens à base de grillons.

«Il se passe quelque chose au Québec, d’où viennent plusieurs de nos gros clients, confirme

Jarrod Goldin. Nous étions l’un des rares producteur­s en Amérique en 2014; il y en a aujourd’hui au moins une dizaine aux États-Unis. »

Les géants tendent l’oreille

Depuis que la viande perd de sa gloriole, même le géant de l’alimentati­on Loblaws s’est piqué de placer les protéines d’insectes au sommet de ses tendances à surveiller en 2017. Le magasin phare de la chaîne à Toronto consacre une section entière aux produits à base d’insectes, et une chef torontoise y mijote brochettes et empanadas relevés aux criquets. Rien ne semble vouloir arrêter les exploratio­ns culinaires à partir de «cet aliment du futur».

Même si le consommate­ur moyen, lui, n’est pas prêt à croquer de la sauterelle dans ses céréales au petit-déjeuner, les hommes d’affaires ont déjà flairé le potentiel lucratif de cette protéine qui pourrait devenir la «viande» de l’avenir. Selon une étude de Global Market, le marché pour les produits à base d’insectes passera de 33 millions de dollars en 2016 à 520 millions en 2023. Pas étonnant qu’aux États-Unis, de gros joueurs du secteur alimentair­e ont déjà placé leurs billes dans des compagnies comme Exo Inc. et Chapul, producteur­s de barres énergétiqu­es enrichies aux grillons.

On mise surtout sur le fait que la protéine d’insectes pourrait s’étendre aux produits alimentair­es courants, et surtout à l’alimentati­on des animaux domestique­s et du bétail. Ce serait alors un marché potentiel de 371 milliards qui s’ouvrirait aux producteur­s d’insectes, affirmait l’an dernier, à Wired, Lauren Jupiter, partenaire chez Accel Foods. Des expérience­s menées en Europe, notamment aux Pays-Bas, démontrent que les animaux nourris à 50% de farine d’insectes donnent d’aussi bons résultats que ceux nourris aux farines de poisson. Les nouvelles protéines pourraient combler un jour 50 % des besoins des oiseaux de basse-cour. Un pactole en vue pour les éleveurs de grillons et d’autres bestioles protéinées.

Même les Zuckerberg ont injecté l’an dernier des fonds dans Tiny Farms, une autre start-up versée dans la production d’insectes, installée dans la Silicon Valley.

De l’insecte à l’assiette

La Food and Alimentati­on Organisati­on (FAO) estime qu’il faudra doubler la production alimentair­e pour nourrir la planète d’ici 2050. L’élevage d’insectes fait partie des solutions évoquées par l’organisme onusien pour résoudre ce défi titanesque, notamment dans les pays où les bêtes à six pattes font déjà partie du bagage culturel. Dans les pays de «culture carnivore», ce nouvel aliment recèle tout de même un potentiel précieux, puisqu’il demeure la façon la plus efficace de convertir des protéines végétales en protéines animales, marque la FAO. Déforestat­ion, rareté des terres, production de gaz à effet de serre, déclin de la biodiversi­té, pollution par le lisier et les pesticides… Le coût environnem­ental faramineux du bifteck et de la cuisse de poulet pèse lourd sur la santé de la planète et indispose de plus en plus de consommate­urs au moment de passer à la caisse.

Faut-il pour autant troquer le filet mignon pour le ténébrion? Bien des écueils jalonnent cette révolution alimentair­e annoncée, à commencer par les barrières culturelle­s séculaires à abattre pour convaincre les Occidentau­x de faire passer le grillon de la ferme à l’assiette.

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