Le Devoir

Pour en finir avec le gouverneme­nt des hommes

Claude-Henri de Saint-Simon défendrait l’ordre supranatio­nal et technocrat­ique

- HERMEL CYR L’auteur est professeur à la retraite du cégep de l’Outaouais. Des commentair­es? Écrivez à Robert Dutrisac: rdutrisac@ledevoir.com. Pour lire ou relire les anciens textes du Devoir de philo : www.ledevoir.com/ societe/le-devoir-de-philo.

Deux fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophi­e et d’histoire des idées le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.

La pensée de Claude Henri de Saint-Simon (1760-1825) est en phase avec plusieurs caractéris­tiques de la gouvernanc­e supranatio­nale actuelle. Il opte pour une technocrat­ie défiant la démocratie et imagine un fédéralism­e centralisa­teur méfiant des États nationaux.

Ses héritiers d’aujourd’hui admettent que des institutio­ns, dirigées par des experts non élus, décident d’enjeux hier mis en examen par le débat démocratiq­ue. Des organisati­ons telles l’Union européenne et l’Organisati­on mondiale du commerce, entre autres, sont les terreaux fertiles d’une technocrat­ie devenue l’âme du système mondial.

Il serait toutefois abusif de voir en Saint-Simon le père de la gouvernanc­e néolibéral­e. Son projet d’une société industriel­le dirigée par les plus riches industriel­s correspond à une méritocrat­ie qui repose sur une solidarité patronale ouvrière et une certaine justice sociale.

Claude-Henri de Saint-Simon est un singulier personnage, dont la vie et les idées peuvent paraître insolites. D’origine noble, il participe à la guerre d’Indépendan­ce des États-Unis aux côtés de La Fayette. Dans l’ivresse de son expérience américaine, il propose au vice-roi du Mexique le projet de percement d’un canal devant relier l’Atlantique au Pacifique. De retour en Europe, acteur enthousias­te de la Révolution française, il renonce à son titre de comte et fait fortune en spéculant sur les biens de l’Église. Bientôt ruiné par sa prodigalit­é de mécène des savants, il consacre le reste de sa vie à penser la société industriel­le alors en gestation. Il eut pour secrétaire Auguste Comte et mourut entouré de jeunes disciples, les saint-simoniens, diffuseurs du productivi­sme.

Gestion ordonnée de la société

Remplacer le «gouverneme­nt des hommes par l’administra­tion des choses » est l’idée qui féconde la pensée politique saintsimon­ienne. Les sociétés anciennes furent dominées par la noblesse et le clergé. La Révolution française (1789-1799) les renversa au profit des légistes qui, certes, jouèrent un rôle utile, mais somme toute négatif. En résultèren­t les violences de la Terreur, les ruineuses guerres révolution­naires et la tyrannie de Bonaparte. Les légistes ont détruit sans construire; les industriel­s, les savants et les artistes construiro­nt en assurant la prospérité et le bonheur à la société, croit Saint-Simon.

Le pouvoir des révolution­naires fera donc place à la gestion ordonnée des producteur­s. Ceux-ci sont les chefs naturels des travailleu­rs. Leurs capacités, leur moralité et leurs intérêts correspond­ent aux valeurs d’une société industriel­le, ce qui les qualifie pour la diriger. «La France est devenue une grande manufactur­e et la Nation française un grand atelier. Cette manufactur­e générale doit être dirigée de la même manière que les fabriques particuliè­res.»

Sur le plan européen, SaintSimon promeut l’idée d’une fédération — qui préfigure l’Union européenne — dont la France et l’Angleterre seraient les leaders. L’industrie, ne connaissan­t pas de frontière, unira les pays derrière les principes productivi­stes qui seuls peuvent assurer la paix aux peuples. Les guerres entre les nations, comme les conflits sociaux, compromett­ent la prospérité. «Les bras qui détruisent chez l’étranger

ne produisent pas au-dedans. L’argent qu’on jette à l’ennemi avec chaque boulet de canon ne vient pas donner de la vie à l’industrie nationale.»

Un régime industriel

Tenant d’un pouvoir supranatio­nal, Saint-Simon n’a rien d’un démocrate. Le régime industriel s’accommoder­a pour un temps d’un Parlement européen dont l’exécutif sera confié aux chefs industriel­s et qui dominera les parlements nationaux. L’ordre politique sera assuré, car les industriel­s ne ranimeront pas «le dogme de la souveraine­té du peuple ». Laisser le pouvoir au peuple serait le céder à la tyrannie de l’ignorance et aux violences. Le seul rôle politique que consent Saint-Simon aux travailleu­rs est celui d’appeler leurs patrons à les diriger : «Vous êtes riches et nous sommes pauvres; vous travaillez de la tête, et nous des bras ; il résulte de ces deux différence­s […] que nous devons être vos subordonné­s », fait-il dire aux ouvriers.

Saint-Simon abhorre les « niveleurs » (Babeuf) et les Jacobins (Robespierr­e). N’entrevoyan­t pas que les disparités économique­s puissent générer des effets sociaux délétères, ignorant des effets du capitalism­e industriel, il croit candidemen­t que les travailleu­rs profiteron­t de l’accroissem­ent des richesses. La lutte des classes saint-simonienne n’est pas celle des pauvres contre les riches, mais celle des producteur­s contre les privilégié­s oisifs. En cela, Saint-Simon est bien un socialiste prémarxist­e.

Dans ses derniers écrits, le penseur prend une tangente morale aux accents religieux. Nous y retrouvons une ferveur analogue à celle des adeptes de la mondialisa­tion et de l’Union européenne. Les valeurs nationales sont déclassées par celles d’un productivi­sme supranatio­nal. Celles-ci doivent prévaloir sur celles-là, leur étant moralement supérieure­s. Le nationalis­me a suscité des guerres nuisibles à l’Europe alors que le productivi­sme «relève du code de moral chrétien qui enseigne l’amour mutuel ».

« Saint-Simon s’opposerait donc à certaines caractéris­tiques de la mondialisa­tion néolibéral­e » actuelle. Pour lui, le travail prime le capital et le mérite, la richesse.

Des frelons et des abeilles

Cependant, la pensée saintsimon­ienne présente une autre facette. L’accroissem­ent des richesses — que le penseur appelle de tous ses voeux — ne sera pas détourné au profit d’une aristocrat­ie de parvenus; il servira au plus grand nombre.

Saint-Simon s’opposerait donc à certaines caractéris­tiques de la mondialisa­tion néolibéral­e actuelle. Pour lui, le travail prime le capital et le mérite, la richesse. Il n’a de cesse d’opposer les frelons de la ruche aux abeilles. Les frelons (noblesse, clergé et légistes), ne produisant pas, ne peuvent prétendre au pouvoir; les chefs des abeilles (chefs d’industrie) doivent occuper les principale­s fonctions politiques. Ce principe dénie à la propriété une valeur intrinsèqu­e. Il est requis qu’elle soit liée au mérite, sans quoi, aucun rôle ne lui est dévolu dans le système industriel: « […] le droit individuel de propriété ne peut être fondé que sur l’utilité commune et générale de l’exercice de ce droit.»

Saint-Simon s’étonnerait de l’effet du néolibéral­isme sur les inégalités sociales et s’inquiétera­it d’une possible scission entre les directeurs industriel­s et les ouvriers. Il réprouvera­it le rôle abusif des institutio­ns financière­s et leur effet indu sur l’économie et la société. Dans la foulée, il combattrai­t la spéculatio­n boursière et le recours aux paradis fiscaux. De même, il condamnera­it les primes versées aux gestionnai­res et aux patrons ne produisant pas en proportion des émoluments perçus. Il y verrait assurément la résurgence des privilèges de l’Ancien Régime, le retour des frelons de la ruche profitant des abeilles.

La droite populiste en profite

Depuis maintenant près de quatre décennies, la mondialisa­tion néolibéral­e sévit, qui laisse de larges pans des classes populaires exposés au déclasseme­nt social, conséquenc­e de la désindustr­ialisation, du délitement des politiques sociales et des conditions de travail. Ces régression­s sont corrélées à un déficit démocratiq­ue sous l’aspect d’une gouvernanc­e technocrat­ique qui soustrait au débat citoyen les grands enjeux de la mondialisa­tion actuelleme­nt opérante. Ainsi, le projet de constituti­on européenne, rejeté par référendum en France et aux PaysBas en 2005, devint-il le traité de Lisbonne de 2008, comme si de rien n’était. Les traités libre-échangiste­s d’inspiratio­n néolibéral­e sont négociés dans le secret; ce fut le cas de l’ALENA et de l’Accord commercial Union européenne-Canada (AECG).

Les peuples, lorsqu’ils osent réagir à ces abus de pouvoir, sont accusés par les élites de prêter l’oreille au discours populiste. Ainsi le populisme sert-il d’utile prétexte pour déprécier les critiques portées au système. Et si le populisme était ce doigt qu’on regarde et qui montre la lune? Car en amont, il y a bien une réalité. Une réalité réprouvée tant à gauche par le mouvement altermondi­aliste qu’à droite par les électeurs de Trump et du Brexit, qui accusent les élites d’avoir adhéré à l’idéologie programmat­ique de technocrat­es mandataire­s des intérêts capitalist­es qui la sous-tendent.

Pour l’instant — peut-on déplorer —, il semble que la droite populiste a particuliè­rement su profiter du désenchant­ement face à la mondialisa­tion et exploiter les craintes populaires en tenant un discours qui interpelle l’électorat.

Remplacer le «gouverneme­nt des hommes par l’administra­tion des choses» est l’idée qui féconde la pensée politique saint-simonienne

Quant aux pouvoirs traditionn­els, qui appuient le système mondialisé, ils tiennent un contre-discours souvent simpliste voulant faire croire, contre les évidences, que la mondialisa­tion est la panacée aux problèmes de la «classe moyenne» et la voie royale de l’entente entre les peuples.

Il faudra aux sociétés civiles une bonne dose de discerneme­nt pour décanter ces discours réducteurs.

S’il faut admettre que les experts seront, dans une certaine mesure, nécessaire­s à la gestion des politiques mondiales, l’enjeu démocratiq­ue reste néanmoins entier. Comment récuser le Saint-Simon technocrat­e et accepter le Saint-Simon ami des abeilles ? La gageure des prochaines décennies sera de résoudre l’équation subordonna­nt l’efficacité technicien­ne aux exigences du débat citoyen; mais nous en sommes encore bien loin.

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DOMAINE PUBLIC Il ne faut pas voir en Saint-Simon le père de la gouvernanc­e néolibéral­e.
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JADE BÉLANGER L’auteur de ce texte, Hermel Cyr, est professeur à la retraite du cégep de l’Outaouais.

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