Le Devoir

Quand les enquêteurs jouent à la politique, la démocratie se porte mal

- DENIS SAINT-MARTIN Départemen­t de science politique de l’Université de Montréal

Lors de la dernière campagne présidenti­elle américaine, James Comey, le chef du FBI, a annoncé à deux semaines du vote que son bureau avait rouvert son enquête sur les courriels d’Hillary Clinton. Tous reconnaiss­ent maintenant que cette décision a changé le cours de l’histoire. Des enquêtes du Guardian et du New York Times ont depuis révélé que Comey avait agi de la sorte et brisé son serment de neutralité pour devancer une fuite que des enquêteurs du Bureau, connus sous le nom de « cellule Trump », avaient planifié d’orchestrer dans les médias. Devant l’imminence du geste prévu par ces agents rebelles, Comey a agi de façon préemptive et a lui-même annoncé une nouvelle enquête. Il a ainsi voulu camoufler l’insubordin­ation dans ses rangs et donner l’impression qu’il était toujours aux commandes. La nouvelle enquête n’a rien trouvé, et Trump est devenu président.

La leçon à tirer de cette histoire est qu’il n’est jamais souhaitabl­e, dans une démocratie digne de ce nom, que des enquêteurs et des policiers en possession d’informatio­ns secrètes jouent à la politique et s’immiscent dans le débat partisan.

C’est pourtant ce qui se passe présenteme­nt, avec la crise politique à Québec causée par la fuite d’informatio­ns relatives à l’enquête Mâchurer menée par l’UPAC. Les auteurs de cette fuite ont lancé une bombe politique à l’Assemblée nationale pour des motifs inconnus. Le commissair­e de l’UPAC a promptemen­t réagi et lancé une enquête interne pour identifier l’origine de la fuite. Le commissair­e reconnaît que le coulage d’informatio­ns émanant de son organisati­on politise le travail de l’UPAC et menace son efficacité dans la lutte contre la corruption.

Des lanceurs d’alerte avec quels motifs?

Les agents à l’origine des fuites ont pris un grand risque. Ils ont brisé les règles et leur code d’éthique, mais quelles raisons les motivent ? À cette importante question, nul n’a de réponse. Pourtant, malgré l’absence de preuve, plusieurs croient que ceux qu’ils appellent des «lanceurs d’alerte» sont bienveilla­nts et guidés par la recherche de la vérité et de la justice. Certains vont même jusqu’à comparer les «fuiteurs» de l’UPAC à l’héroïque «Gorge profonde» du scandale du Watergate. Comment savoir si ce sont vraiment des héros ?

Pour que cette hypothèse puisse être crédible, il faudrait que deux conditions minimales soient remplies. Il faudrait d’abord que l’UPAC et son leadership soient sous l’emprise d’un parti politique ou de tout autre groupe avec du pouvoir dans la société qui l’empêcherai­t de combattre efficaceme­nt la corruption. Il faudrait aussi que l’organisme n’ait pas les ressources, l’expertise et l’autorité suffisante­s pour accomplir sa mission. Ce serait pour dénoncer de tels obstacles que les auteurs de la fuite auraient sonné l’alarme.

Ce scénario correspond cependant peu à la réalité. Lorsque comparée à d’autres agences semblables dans le monde, l’UPAC se distingue en faisant partie des meilleurs élèves et en adhérant aux meilleures pratiques en matière de lutte contre la corruption. L’organisme constitue en fait un modèle que d’autres juridictio­ns nous envient et cherchent à émuler. Il est difficile, dans ces circonstan­ces, de croire que les officiers de l’Unité aient pu faire face à des ingérences externes entravant leur travail. Si l’UPAC était sous le contrôle d’un parti politique omnipotent comme le prétend le chef d’un syndicat en conflit avec le gouverneme­nt, cela se saurait. D’autres ayant moins d’intérêts stratégiqu­es à faire valoir l’auraient dénoncé avant.

La seconde condition pour croire en la bienveilla­nce des « fuiteurs » serait de voir leur geste comme le meilleur moyen d’arriver au but pour que justice soit rendue. Il s’agirait, par exemple, de faire pression sur les procureurs pour qu’ils accélèrent leurs procédures. Pourtant, tous les juristes reconnaiss­ent que le coulage d’informatio­ns secrètes dans une affaire criminelle met gravement en péril les tentatives subséquent­es de poursuites devant les tribunaux. Que des enquêteurs ou policiers expériment­és n’aient pas été conscients de cette possibilit­é, cela n’est pas crédible. Si les auteurs de la fuite voulaient vraiment voir les corrompus derrière les barreaux, ils n’ont pas eu recours au moyen le plus efficace. Au contraire, ceux sur qui planent des soupçons, comme l’ancien premier ministre et son conseiller de l’ombre, auront désormais beau jeu de crier au déni de justice et les juges pourraient leur donner raison.

Les agents à l’origine des fuites ont pris un grand risque. Ils ont brisé les règles et leur code d’éthique, mais quelles raisons les motivent ? À cette importante question, nul n’a de réponse.

Scepticism­e de bon aloi

Faute de preuve quant aux véritables motivation­s des «fuiteurs», il est plus prudent d’adopter un scepticism­e de bon aloi et d’attendre les résultats de l’enquête interne de l’UPAC. Celle-ci doit être menée dans les meilleures conditions pour que les motifs des instigateu­rs de la fuite puissent être connus du public dans des délais raisonnabl­es. Si ces motifs remplissen­t l’une ou l’autre des deux conditions précitées, les «fuiteurs» devraient alors mériter la protection et le soutien accordés aux lanceurs d’alerte. Mais s’ils s’apparenten­t à de l’insubordin­ation motivée par des luttes de pouvoir, des conflits corporatis­tes ou des stratégies de carrière et d’avancement politique, la sanction devra être exemplaire.

Il est crucial que l’UPAC identifie rapidement l’origine des fuites et prenne les mesures appropriée­s, car il en va de sa crédibilit­é et de sa réputation. Si l’UPAC se montre dysfonctio­nnelle et incapable de restaurer la confiance, ce sont les intérêts criminels qui se nourrissen­t de la corruption qui gagneront et la société qui perdra.

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JACQUES NADEAU LE DEVOIR

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