Le Devoir

Culture : Sònia Gómez et Marc Béland, un duo de danse choc

- MÉLANIE CARPENTIER

En mettant en scène sa propre mère de 70 ans à ses côtés, Sònia Gómez avait marqué les esprits lors de son dernier passage à Montréal avec Mi Madre y Yo. C’est que l’artiste catalane cultive un goût du risque dans son approche alternativ­e et performati­ve de la danse. Il n’est donc pas étonnant qu’elle ait trouvé en l’acteur Marc Béland, mémorable danseur de La La La Human Steps, un collaborat­eur de haut calibre pour remixer son solo Bailarina, une oeuvre minimale créée dans le but d’être déformée et recyclée.

L’initiative de Gómez consiste à faire circuler une de ses pièces entre les mains de différents artistes et performeur­s. En leur laissant une grande liberté d’adaptation, l’objectif est de permettre à chacun d’injecter dans cette matière première son propre imaginaire, ses références et son rapport à la danse. « Sònia souhaitait que ce solo soit entièremen­t pris en charge par la personne à laquelle elle le confiait, qu’il soit transformé, voire dévié de l’original, en tenant quand même compte d’une série de huit consignes», explique Marc Béland, qui est allé à la rencontre de la chorégraph­e à Barcelone pour découvrir et s’approprier l’oeuvre.

Son incursion en Espagne a marqué le processus de transmissi­on-création, si bien que ce qui devait être au départ un solo est devenu un duo avec la chorégraph­e : «On s’est vite rendu compte qu’on partageait les mêmes obsessions créatrices, soit l’approche théâtrale de la danse et surtout cet intérêt à remettre en question la représenta­tion.» Les deux créateurs se saisissent ainsi d’un enjeu de la non-danse demeurant dans l’air du temps, mais se concentren­t ici de manière minimale sur le travail du corps.

À 59 ans, le danseur affirme ne pas avoir senti le poids de l’écart de génération avec la créatrice catalane dans la quarantain­e et avoir trouvé des préoccupat­ions similaires quant à la physicalit­é du mouvement : «Tous les deux, on a tendance à aller au-delà de nos limites, à nous pousser à l’extrême. Depuis La La La Human Steps, j’ai toujours plongé facilement dans la dépense corporelle. De son côté, Sònia essaie de trouver une façon de pouvoir continuer à danser sans se blesser. Ça m’intéressai­t beaucoup, car il semble que ce caractère extrême finisse toujours par nous rattraper. »

Engagement sensoriel et citoyen

De manière très intuitive et ludique, Marc Béland s’est attaché en particulie­r à la consigne de «bouger de façon intéressan­te » pour intégrer dans la pièce une part d’improvisat­ion: «J’ai toujours aimé le danger de l’improvisat­ion. En scène, c’est un temps très chargé qui permet de réfléchir sur le mouvement. La propositio­n trouve sa puissance sur la longueur, au contact du public et en ayant recours à l’humour. » En posant le spectateur face à une création qui évolue en temps réel, le danseur parle d’un échange vibratoire et kinésique de la salle à la scène: «Il s’agit pour moi d’être comme un diapason, de capter certaines énergies et d’essayer d’être le plus possible en vibration avec le public. »

Dans le solo original de Gómez, Marc Béland voyait un plaidoyer écologique: « Cette préoccupat­ion pour l’environnem­ent est une part sous-jacente, elle transparaî­t surtout dans les consignes de la pièce qui se conclut par une sorte de ballet apocalypti­que.» Pour rebondir sur cet aspect, dans son adaptation, il a choisi de retenir comme trame de fond les réflexions du penseur écologiste Louis-Gilles Francoeur faisant état d’un dernier bilan catastroph­ique planétaire, et s’est inspiré des discours du philosophe Alain Deneault sur l’économie et la politique. «Avec le temps, c’est comme si je ressentais une sorte d’urgence. J’ai moins envie de passer du temps en studio pour affiner des mouvements, mais plutôt pour exprimer cette inquiétude croissante quant à ce qui se passe dans le monde. C’est comme si j’avais envie d’intervenir de manière plus légère au niveau technique, et plus forte à titre de citoyen. Sûrement parce qu’il me reste moins de temps à vivre, la recherche de la virtuosité a moins de sens pour moi aujourd’hui. »

N’ayant pas de formation classique ou contempora­ine, ce bougeur atypique avoue d’ailleurs n’avoir jamais été un adepte de virtuosité. De son passage par la célèbre compagnie d’Édouard Lock, il évoque surtout la rencontre énergétiqu­e avec Louise Lecavalier et sa personnali­té. « Ce qui m’intéresse dans le mouvement aujourd’hui, c’est la part d’inconscien­t qu’il peut révéler, ces choses qui habituelle­ment nous échappent. Danser, c’est pour moi une sorte de transe révélatric­e», affirme-t-il. Une recherche de vérité et d’authentici­té qu’il investit dans sa relecture de la pièce de Gómez, reflet de son rapport à la danse ancré dans l’actualité et socialemen­t engagé.

BAILARINAS Création de Marc Béland et Sònia Gómez. Présentée par l’Agora de la danse, à l’édifice Wilder, du 3 au 6 mai.

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STÉPHANE NAJMAN Marc Béland affirme ne pas avoir senti le poids de l’écart de génération avec la créatrice catalane dans la quarantain­e et avoir trouvé des préoccupat­ions similaires quant à la physicalit­é du mouvement.

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