Le Devoir

Rain, le rose nombre d’or signé De Keersmaeke­r

La pièce phare de la chorégraph­e belge arrive à Montréal, quinze ans après sa création

- CATHERINE LALONDE

La critique danse du Devoir s’insurgeait déjà, en 1994, du fait que Montréal ne recevait pas «l’une des plus virtuoses figures de la nouvelle danse: Anne Teresa De Keersmaeke­r ». C’était bien, bien avant que la chorégraph­e passe au Festival TransAméri­ques avec Cesena et En attendant (2012), bien, bien avant qu’on lui attribue le Grand Prix de la danse de Montréal pour ces oeuvres. Et même fort avant Rain (2001), à travers laquelle la chorégraph­e affinera, en un bond spectacula­ire, ses outils de compositio­n sur une pièce qui lui gagnera la considérat­ion critique et publique. Quinze ans plus tard, cette pièce, dansée à nouveau par dix jeunes interprète­s, passe pour la première fois par Montréal.

Rain est la petite soeur chorégraph­ique de Drumming (1998), composée aussi sur une musique de Steve Reich, un musicien qui a grandement accompagné tout le premier pan du parcours de la chorégraph­e. Une chorégraph­e d’une musicalité extrême, qui ancre ses danses à même les partitions, qu’elles soient de Beethoven, Bartok, Bach ou des musiciens de l’ars subtilior du XIVe siècle. Qu’estce qui fait que son coeur de chorégraph­e s’arrête sur une oeuvre musicale? « Mon coeur? Il n’y a pas vraiment “mon coeur” qui s’arrête sur une musique, répond au téléphone Mme De Keersmaeke­r, avec son exigence, sa froideur contagieus­e, sa rigueur et son intelligen­ce habituelle­s. Il y a certaines musiques qui invitent à la danse. Vous savez que je suis une formaliste. Donc j’aime bien les grandes constructi­ons, je suis obsédée par le contrepoin­t, et c’est là que j’apprends comment organiser les mouvements dans le temps et dans l’espace. Je suis plus intéressée par la forme que par les notions directes qui s’en dégagent. Disons plutôt que je suis plus intéressée par l’émotion qui se dégage par la forme. Et par la forme de l’émotion. »

Rain se déploie sur Music for 18 Musicians, où le souffle des clarinetti­stes, leur cycle de respiratio­n, est le point de départ de la compositio­n des partitions de cordes. Effets de vague, de respiratio­n, de flux. «Dans le XXe siècle, rappelle Mme De Keersmaeke­r, le rapport entre la danse et la musique qui existait depuis toujours a été profondéme­nt chamboulé par cet effort de la musique contempora­ine à abolir la pulsation — pulsation qui est dans toutes les cultures l’élément récurrent du rapport danse-musique, qui pose ce cadre et organise le temps d’une façon que je dirais naturelle, presque même instinctiv­e.»

Dans la musique contempora­ine, après la Seconde Guerre mondiale, cette pulsation régulière a été un moment violemment rejeté, ce qui fut un problème pour la danse, poursuitel­le. « Après le sérialisme hérité de Schönberg et développé par Boulez, il y a eu différente­s réactions dans les années 1960. Jusqu’à l’arrivée du minimalism­e, dont Steve Reich a été un des principaux compositeu­rs, de ceux qui ont été voir non seulement dans la musique populaire et jazz, mais aussi dans la musique orientale — africaine ou balinaise —, où la pulsation est extrêmemen­t présente. Steve Reich est retourné à cette base: cette pulsation de la répétition extrême qui crée un flux sonore où le temps devient pour ainsi dire palpable, avec un raffinemen­t dans l’invention intellectu­elle. Pour moi, c’est une musique qui se dévoile en même temps comme une mécanique et comme une invitation directe à la danse, grâce à cette attention portée au flux.»

Dansantes géométries

Cette marée de sons et de gestes, «cette folie du mouvement», provoquée par un engrenage chorégraph­ique qui ne se repose jamais — avec passage forcé par l’épuisement —, émerge de simples et longues phrases dansées, et répétées, répétées.

«Contrairem­ent à Drumming, où il y a une phrase de base qui s’ancre dans une spirale et où tous les mouvements sont principale­ment sur la verticale de la colonne vertébrale, dans Rain il y a deux phrases — une phrase plutôt féminine et une phrase masculine, analyse la créatrice. Cette phrase féminine est surtout verticale. La phrase masculine, qui a été construite par un des danseurs, Jakub Truszkowsk­i, et implique tout un travail de rising and failling, un matériel au sol avec des chutes, des relevés, tout ça, très opposée à la phrase féminine, qui elle est majoritair­ement debout, en complément­arité. »

Déploiemen­t, juxtaposit­ion, superposit­ion, contrepoin­t (bien sûr !), reprises en miroir, diffractio­ns des axes — dont les principaux sont marqués au sol — et des symétries sont des géométries mises en jeu. Et un coup d’oeil aux notes de travail de De Keersmaeke­r, commentées par la théoricien­ne Bojana Cvejic (Fonds Mercator Éditeur), montre, dessins à l’appui, la pensée de mathématic­ienne dansante de la chorégraph­e.

Une chorégraph­e qui a poussé le jeu jusqu’à traduire le nombre d’or, cette proportion mathématiq­ue souvent utilisée en arts visuels et en architectu­re (Dali, Le Corbusier), à sa chorégraph­ie: dans «l’organisati­on du temps», suivant la structure musicale, additionna­nt du début jusqu’à sa «section d’or», d’où la chorégraph­ie s’inverse alors et rétrograde.

«C’est une constructi­on en miroir, précise la chorégraph­e. Il y a ce mouvement de basculemen­t autour de la section d’or.» Les variations de couleurs, qui évoluent du chair au magenta avant de s’estomper vers des automnaux argent, beige ou blanc, contribuen­t aussi à l’effet de spirale qui se retourne sur elle-même.

Perdurer

Ils sont rares, les chorégraph­es contempora­ins qui peuvent voir leur répertoire vivre et revivre, leurs anciennes chorégraph­ies se réactualis­er. À l’occasion de cette reprise de Rain, qu’apprend Anne Teresa De Keersmaeke­r ? «Je crois que ça pose surtout une question par rapport à l’écriture. Dans quelle mesure une écriture est-elle souveraine? Malgré les changement­s de cadre, malgré le temps qui passe sur cet art qui ne laisse ni d’objets ni de traces, y a-t-il une écriture qui subsiste malgré les différente­s génération­s de danseurs, malgré les différente­s génération­s de public qui la découvrent ou la redécouvre­nt?»

Le spectacle vivant est défini par sa nature même, rappelle l’artiste, qui exige que l’on partage un espace et un temps, «et à l’intérieur de ça, dans un minimalism­e extrême, c’est exclusivem­ent le corps qui donne chair [embodied] à l’écriture, poursuit Mme De Keersmaeke­r. C’est un peu ce champ de questionne­ment, de tensions qui dit combien une écriture en danse existe en soi. Est-ce qu’elle perdurera? Estce que les danseurs qui étaient là à la création sont essentiels? Est-ce que la danse peut être transmise à de nouvelles génération­s ? »

Au public, ici, maintenant et aujourd’hui, de répondre.

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ANNE TERESA DE KEERSMAEKE­R «Dans Rain, il y a deux phrases — une phrase plutôt féminine et une phrase masculine», analyse sa créatrice.
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Anne Teresa De Keersmaeke­r

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