Le Devoir

Quand la machine permet de vivre éternellem­ent

Jean-Philippe Baril Guérard crée un futur où l’immortalit­é soulève des questions philosophi­ques

- MARIE LABRECQUE

«C’est un ovni», reconnaît Jean-Philippe Baril Guérard. Sa nouvelle création, une fable d’anticipati­on, ne nous transporte pas seulement 150 ans dans le futur, elle paraît aussi bien éloignée, par son style, des prises de parole rentre-dedans qu’avait signées précédemme­nt l’auteur de Tranche-cul. Son thème n’a toutefois rien de neuf pour celui-ci, fasciné par le transhuman­isme depuis qu’il a lu, à 11 ans (!), La singularit­é est proche du futuriste américain Ray Kurzweil.

Le transhuman­isme ? «L’améliorati­on de la condition ou de l’espérance de vie des humains grâce à la technologi­e, définit le dramaturge de 28 ans. En ce moment, à Silicon Valley, plusieurs réfléchiss­ent à ça. Ce sont des gens qui viennent du milieu de la technologi­e, donc qui voient le corps comme du hardware. Ce qui crée parfois un manque de considérat­ions pour les questions éthiques.» Narcissiqu­e ou pas, ce fantasme d’immortalit­é caressé par certains bonzes de ce riche monde, s’il devenait possible, ne serait vraisembla­blement pas accessible à tous.

Ray Kurzweil, lui, croit qu’un jour un ordinateur deviendra suffisamme­nt puissant pour qu’on puisse y transférer une conscience humaine — ce qui préluderai­t à une profonde transforma­tion de l’homme. « Selon lui, ça devrait pouvoir arriver autour de 2045. Cela m’apparaît demain matin ! Actuelleme­nt, les avancées sont surtout du côté médical: il y a des gens qui réussissen­t à allonger leur espérance de vie en ingérant moins de calories. Mais on est vraiment loin de la coupe aux lèvres en matière de reproducti­on de l’intelligen­ce humaine. »

À partir des règles contenues dans son essai, JeanPhilip­pe Baril Guérard a imaginé un monde où les individus ont la possibilit­é de vivre pour toujours, simplement en cartograph­iant leurs souvenirs et en les copiant dans un corps nouveau — et amélioré. Ils deviennent ainsi « synthétiqu­es» et stériles. Le créateur s’intéresse surtout aux questions philosophi­ques engendrées par cette situation. «Envisager de passer du corps à un autre support implique un grand questionne­ment sur comment on se définit comme être humain. »

Vivre sans la mort?

L’immortalit­é bousculera­it aussi notre rapport au temps. Et peut-être à la vie même. Ne dit-on pas que c’est la finitude qui donne du sens à l’existence? « Est-ce que la mort fait de nous des êtres humains ? se demande l’auteur. Kurzweil dit que la majorité des actions qu’on pose dans une journée sont reliées à nos réflexes de survie. Alors, sans cet enjeu, est-ce qu’on va avoir encore le goût de vivre? J’ai l’impression que l’être humain existe intrinsèqu­ement dans l’adversité. La condition humaine dépend d’un combat contre la nature, contre le peu de temps dont on dispose. »

Notre identité est également constituée par la somme de nos souvenirs. «Et ceux-ci sont en constant mouvement. On évolue comme individu notamment parce qu’on accumule des souvenirs, mais aussi parce qu’on en perd. Mais dans un transfert informatiq­ue d’une carte mémoire à une autre, on obtient une copie identique. Est-ce que ça permet de bien traduire l’expérience humaine? L’imprécisio­n du souvenir, pour moi, en fait partie.»

Tout comme la nature douloureus­e de certaines réminiscen­ces. La constructi­on de la pièce, qui se déroule entièremen­t dans la tête de la protagonis­te durant la duplicatio­n de mémoire, s’inspire d’Eternal Sunshine of the Spotless Mind. Comme dans le film de Michel Gondry, la tentation d’effacer les épisodes malheureux est forte. « Est-ce qu’on peut conserver notre humanité en nettoyant entièremen­t notre mémoire? Ça nous ramène à l’eugénisme. »

Une facture organique

Il est rare que le théâtre québécois s’aventure dans l’univers, trop souvent considéré comme un sous-genre, de la science-fiction (bien que les récents 1984 et Far Away relevaient de l’anticipati­on). Le dramaturge a découvert combien il était difficile, dans une pièce, de donner les clés d’un monde imaginaire au spectateur, d’en exposer les règles sans tomber dans la surexplica­tion.

Sur le plan esthétique, La singularit­é est proche ne ressembler­a en rien à ce qu’on s’attend de la science-fiction. Pas de voix de synthèse, pas de machine. D’un ton «un peu contemplat­if», son récit se concentre sur les conséquenc­es profondéme­nt humaines et émotionnel­les qu’entraîne l’immortalit­é.

Jean-Philippe Baril Guérard n’en a pas fini avec la science et les univers parallèles. Il oeuvre aussi à une uchronie sur Charles Darwin. Un « présent alternatif» où celui-ci publierait son texte révolution­naire sur l’origine des espèces. « La pièce pose une question: est-on aussi réceptif aux nouvelles idées qu’on le croit aujourd’hui? Ma réponse est non, clairement… »

LA SINGULARIT­É EST PROCHE Texte et mise en scène de JeanPhilip­pe Baril Guérard. Une production du Théâtre En Petites Coupures. À l’Espace libre, du 5 au 20 mai.

On évolue comme individu parce qu’on accumule des souvenirs, mais aussi parce qu’on en perd Jean-Philippe Baril Guérard

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PEDRO RUIZ LE DEVOIR Jean-Philippe Baril Guérard a imaginé un monde où les gens ont la possibilit­é de vivre pour toujours en cartograph­iant leurs souvenirs.

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