Le corps dansant se porte mieux
Plus en contrôle, mieux entouré, le danseur se blesse beaucoup moins que par le passé
Voilà une bonne nouvelle en cette Journée internationale de la danse. Selon la « répartition des lésions professionnelles inscrites et acceptées de 2010 à 2015» par la Commission des normes, de l'équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST), obtenue par Le Devoir, les danseurs québécois se blesseraient beaucoup, beaucoup moins aujourd’hui qu’il y a sept ans. Le nombre de réclamations annuelles, qui était de 135 en 2010, est en décroissance constante depuis, pour atteindre 40 en 2015 — plus de trois fois moins. Un symptôme d’une meilleure santé ?
Il faut aborder ces chiffres avec prudence, rappelle la professeure et chercheuse à l’UQAM Sylvie Fortin, car tous les danseurs ne peuvent réclamer en cas de blessures : seulement ceux qui travaillent pour des producteurs-chorégraphes qui cotisent auprès de la CNESST, et seulement si les blessures surviennent en période de travail. Mais un tour de terrain laisse entendre que ces chiffres sont représentatifs.
Aux Grands Ballets canadiens de Montréal, le nombre de danseurs en arrêt de travail complet pour cause de blessures a diminué de moitié en trois ans, avec des arrêts jusqu’à moitié moins longs, selon le responsable des ressources humaines Vincent Mazrou. Au Regroupement québécois de la danse, on note que les demandes pour le Programme de soutien à l’entraînement des interprètes en danse, qui permet depuis 2006 aux membres d’être protégés en cas de blessures lors d’un entraînement supervisé même si le danseur n’a pas signé de contrat, ont également subi une baisse dramatique.
«Ça me fait profondément plaisir d’entendre cette nouvelle, s’émouvait Sylvie Fortin, qui a dirigé l’essai Danse et santé. Du corps intime au corps social (PUL, 2008). Je trouvais tellement que la situation en danse ne changeait pas vite que j’ai un peu délaissé la santé des professionnelles. » Parmi ses hypothèses pour expliquer cette baisse des blessures, Mme Fortin nomme l’accès à l’information, la valorisation de la prévention, la multiplication de thérapeutes issus de la danse, et une meilleure formation.
« Les Grands Chantiers de la danse [commencés en 2007] ont conscientisé plusieurs jeunes danseurs. Plusieurs projets alors ont misé sur la communication entre danseurs et chorégraphes: la syndicalisation par l’Union des artistes des danseurs, l’ex-blogue Le danseur ne pèse pas lourd dans la balance de Catherine Viau, mon livre… J’ose espérer que ce qu’on voit là en est les fruits.»
Toutes médecines unies
De meilleurs thérapeutes oeuvrent maintenant en prévention, estime la spécialiste — de nombreux danseurs sont devenus ostéopathes au fil des dernières décennies. Et la formation s’est ouverte, même dans des institutions très traditionnelles, aux pratiques somatiques, alternatives et complémentaires, qui, selon Mme Fortin, contribuent indéniablement à la santé du danseur, peu importe que le Collège des médecins leur apporte ou non son aval.
«Une de mes conclusions de recherche en 2008, rappelle Sylvie Fortin, c’est qu’un déterminant négatif de la santé du danseur, c’est le silence. Je vois de plus en plus une prise de parole chez les danseurs, à plusieurs niveaux, et pas juste en santé. Je suis convaincue qu’elle touche la pratique» pour le mieux, estime la chercheuse.
Savoir s’arrêter
Pour Hélène Leclair, directrice des services aux étudiants et aux diplômés à l’École de danse contemporaine, les apprentis danseurs d’aujourd’hui seraient effectivement mieux préparés à gérer leur santé. « Ça fait 15 ans qu’on travaille là-dessus!» s’exclame-t-elle. L’École a ajouté au fil du temps des cours d’anatomie, des conférences sur la gestion du stress, sur la nutrition et la gestion de blessures.
Et un service de référencement médical. Et un accompagnement des blessures, des consultations de spécialistes sur place à prix modiques. Et de l’entraînement connexe — yoga, Pilates, cardio-vasculaire, Body-Mind Centering, Feldenkrais, Continuum, etc. «Notre objectif, c’est que le jeune soit capable de reconnaître la gravité de son état, de détecter une blessure qui a le potentiel de devenir chronique, et d’entreprendre des actions en conséquence; qu’il sache communiquer clairement sa situation, à l’école ou au chorégraphe. On agit beaucoup plus en prévention qu’en réaction à une blessure. Ça fait une différence», poursuit Mme Leclair. À l’École, le nombre de blessures reste pourtant stable; une situation logique si on sait qu’en formation, un corps, par les changements multiples qu’il subit, est plus fragile.
L’impunité des chorégraphes
Reste qu’il existe encore des chorégraphes « serial blesseurs». Le travail d’un tel est un terreau pour faire éclater les genoux, et le mot peut même courir de bouche à oreille. L’oeuvre d’une autre est propice à créer des «coups du lapin». Et on peut encore entendre un créateur chercher un danseur «avec de très bons genoux », par exemple, ce qui n’est pas loin, dans la formulation même, d’être un avertissement de dangerosité.
«Dans une de mes recherches, j’ai interviewé une quinzaine de chorégraphes, rappelle Sylvie Fortin. Tous me parlaient de chorégraphes assez dangereux pour les corps des danseurs pour qu’on les mette sur une liste noire… sans jamais qu’aucun ne s’y mette lui-même. »
Les chorégraphes ont-ils un examen de conscience à faire ? «C’est vrai que certains chorégraphes apprennent à travailler tout en créant, rappelle Hélène Leclair, et que d’autres sont extrêmement exigeants. Mais les jeunes danseurs doivent apprendre à se demander si ça vaut la peine de mettre toute une carrière en danger pour un seul spectacle.» Mais est-ce qu’un danseur pigiste peut les reconnaître, et avec ses revenus moyens tirés de la danse de 13 900$ (2009), se permettre de ne pas danser pour eux s’il en a la possibilité ?