Le Devoir

Au coeur de rendez-vous manqués

Goliarda Sapienza et Margaret Mazzantini racontent à leur façon des histoires d’ombre et de lumière

- CHRISTIAN DESMEULES Collaborat­eur Le Devoir

Venues d’Italie, ce sont deux histoires d’amitié trouble, de fascinatio­n pour un être du même sexe, de passion secrète et durable. Deux romans qui sont aussi, à leur manière, autant d’histoires de rendez-vous manqué.

Le Tripode continue de publier des inédits de Goliarda Sapienza (1924-1996), femme de théâtre et de cinéma, écrivaine italienne qui nous a donné L’art de la joie il y a quelques années, son chef-d’oeuvre, un gros roman libre et intense.

Après Les certitudes du doute, qui racontait la relation que l’écrivaine avait nouée lors d’un séjour en prison avec une codétenue, Rendez-vous à Positano, écrit en 1984, est l’un des tout derniers textes de Sapienza. Récit d’une fascinatio­n ambiguë lui aussi, il s’exprime avec le lyrisme particulie­r de l’écrivaine italienne.

Séjournant à Positano au début des années 1950, minuscule port de pêche et station balnéaire de la côte amalfitain­e, Goliarda Sapienza va tomber sous le charme du village. Attirée par la magie des lieux et par la beauté magnétique d’une femme, elle va y revenir, s’y incruster. Rien d’étonnant puisque, selon la légende, c’est Neptune lui-même, le dieu de la mer, qui aurait fondé Positano par amour pour une nymphe…

Veuve depuis quelques années, héritière à peu près ruinée d’une vieille famille aristocrat­ique qui possédait autrefois la moitié de la Sicile, celle que les habitants de Positano appellent la princesse Erica semble incarner à la perfection l’esprit du lieu, fait de mystère, de tradition, d’art de vivre et d’enchanteme­nt. «Positano guérit de tout, vous ouvre l’esprit sur les douleurs passées et vous éclaire sur les présentes, et vous préserve souvent de tomber dans l’erreur. »

D’année en année, de leur rencontre jusqu’à la disparitio­n tragique d’Erica, de retrouvail­les fêtées en malheurs amoureux, Rendez-vous à Positano est le récit de la relation ambiguë entre ces deux femmes, qui ont été amies, soeurs, confidente­s. En creux, c’est aussi celui de la relation durable entretenue par Goliarda Sapienza avec ce petit village accroché à flanc de collines.

Des hommes malheureux

Margaret Mazzantini, 55 ans, l’auteure à succès d’Écoute-moi et de Venir au monde (prix Campiello en 2008), n’a pas eu froid aux yeux en choisissan­t le sujet de Splendeur, son sixième roman.

À la première personne, un homme se remémore ici certains épisodes de sa vie, au milieu de laquelle brille comme un joyau une passion amoureuse impossible pour un autre homme.

Issu de la bourgeoisi­e intellectu­elle de Rome, Guido, le narrateur de Splendeur, est voisin depuis toujours de Costantino, le fils des concierges, tout en bas de l’immeuble et de l’échelle sociale. Une amitié faite d’attirance et de répulsion qui va se cristallis­er sexuelleme­nt la veille du départ de Costantino pour son service militaire à l’aube de l’âge adulte.

Guido, lui, partira pour Londres où, vite familier des milieux de l’undergroun­d, il va poursuivre des études d’histoire de l’art avant de devenir professeur à l’université, d’épouser une Américaine d’origine japonaise et d’adopter sa fille.

Du début des années 1970 jusqu’à notre époque, chacun de leur côté ils vont faire le pari de l’hétérosexu­alité et souffrir en silence de l’impossibil­ité de vivre leur passion au grand soleil. Jusqu’au jour où, vingt ans plus tard, ils voudront se revoir et goûter à nouveau au plaisir d’être ensemble, revivre cette « stupeur effrontée». Mais cette double vie, au final, aura des conséquenc­es tragiques pour l’un et pour l’autre.

Et pour Guido comme pour Costantino, la douleur la plus intime deviendra une seconde peau : «Tu souffres, mais le temps passe et la souffrance se mue en un chien qui dort sur le paillasson et glapit de temps en temps dans son rêve. »

Si Margaret Mazzantini ne réussit pas tout à fait à nous faire voir la nature brute de cette passion amoureuse, dévorante et exclusive entre ces deux hommes, avec son écriture dense et lyrique — autre point en commun avec Goliarda Sapienza — elle parvient à incarner très bien la déchirure vécue par ses personnage­s.

«La meilleure partie de la vie, c’est celle que nous ne pouvons pas vivre», dira Guido. Une histoire intense d’ombre et de lumière, d’enfermemen­t social et sexuel. RENDEZ-VOUS À POSITANO ★★★1/2 Goliarda Sapienza Traduit de l’italien par Nathalie Castagné Le Tripode Paris, 2016, 280 pages

SPLENDEUR

Margaret Mazzantini Traduit de l’italien par Delphine Gachet Robert Laffont Paris, 2016, 414 pages

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WIKICOMMON­S C’est à Positano, charmante station balnéaire de la côte amalfitain­e, que Goliarda Sapienza a situé l’action de son roman.

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