Dans les entrailles d’Haïti
Gary Victor et Néhémy Pierre-Dahomey sondent les blessures et les misères d’un territoire chéri
Comment demeurer humain dans des conditions inhumaines? Deux romanciers haïtiens posent un regard sans concession sur la situation chaotique de leur pays.
Ce n’est pas d’hier que Gary Victor fouille de sa plume acérée les blessures et cicatrices de son peuple. Aucune dérive ne semble échapper à ce romancier, nouvelliste, scénariste et journaliste né en 1958 à Portau-Prince, où il vit toujours.
Dans son 18e roman, Le temps de la cruauté, celui dont on dit qu’il est un des auteurs les plus lus en Haïti met en scène un certain Carl Vausier, déjà apparu dans son oeuvre et qui pourrait être son alter ego: figure littéraire et intellectuelle de premier plan en Haïti, l’homme passe au peigne fin les incongruités à l’oeuvre dans son pays.
Mais le voici déprimé, désoeuvré, pour ne pas dire dépressif. Déboires conjugaux. Un sentiment d’inutilité l’assaille, doublé de celui d’impuissance devant le chaos ambiant: misère endémique, violence généralisée, impasse politique. Et déraison contagieuse. Le tout accentué par le séisme de 2010.
À son grand étonnement, Carl Vausier résiste de plus en plus mal aux croyances populaires, alors que superstitions et vaudouïsme s’offrent pour le plus grand nombre comme seule explication, seule ressource possible face au mauvais sort qui s’acharne sur l’île.
Ce jour-là, dans un cimetière de Port-au-Prince où est enterré son père, il rencontre une jeune femme avec dans les bras son bébé emmailloté. Une mendiante. Qui vend son corps. Elle lui demande de prendre soin de son enfant, le temps d’aller chercher des couches… en réalité pour aller satisfaire un client.
Mais la belle tarde à revenir. Va-t-elle abandonner là son enfant? La fin du roman laisse entendre que tout est possible… Cette histoire que s’apprête à nous raconter Carl Vausier alias Gary Victor serait donc pure invention, affabulation, chimère, sur le thème de la rédemption ?
Quoi qu’il en soit, il est dit que la mère reprend son bébé. «Il y a une telle grâce, dans la manière dont Valencia porte son enfant pendant qu’elle l’allaite, là, assise sur une tombe, dans ce cimetière! C’est un pied de nez de la vie à la mort, une moquerie contre la cruauté, l’incurie de ceux qui ont charge de cette cité que la boue et les ordures engloutissent un peu plus à chaque averse, à chaque élection.»
Le héros va se fendre en quatre pour fournir un toit à la mère et l’enfant dans le besoin. Question de se rendre enfin utile. Et de se racheter ? Pèse sur sa conscience une promesse non tenue faite à une femme et son fils menacés par un homme violent dans le passé lointain.
S’entremêle à ces deux trames, qui vont se rejoindre de façon inattendue, une troisième, où le héros s’est transformé en être sanguinaire pour une histoire de médaillon volé. La cruauté ambiante aurait donc eu raison de lui. Sur cette terre de désolation où l’obsession quotidienne consiste à assurer sa propre survie, il n’y aurait pas moyen d’y échapper.
Au final, vouloir le bien de quelqu’un, n’est-ce pas suspect? N’attend-on pas toujours quelque chose en échange ? La jeune mendiante n’avait-elle pas raison de se méfier? À la condition que tout cela ait bel et bien existé en dehors de l’imagination du héros, luimême en pleine déroute, à l’image de son peuple.
L’errance et la folie comme porte de sortie
C’est une histoire d’abandon d’enfants que nous raconte Néhémy Pierre-Dahomey dans son premier roman, Rapatriés. L’auteur, né à Port-au-Prince en 1986 et établi à Paris depuis quelques années, fait le portrait d’une mère haïtienne qui a tout fait pour se débattre au milieu de la misère mais qui, désespérée, se résout à l’adoption internationale pour donner à sa progéniture les chances qu’elle n’a pas eues de s’en sortir.
Le trait est grossissant, l’atmosphère presque carnavalesque malgré le tragique de la situation. On est ici plus proche du conte cruel que du roman comme tel. Les personnages, hypercolorés, n’en sont pas moins révélateurs.
L’action s’étend sur plusieurs années. La situation dans le pays périclite, la violence est partout. Le séisme de 2010 y est pour beaucoup.
La mère, au bout d’un certain temps, voudrait bien reprendre contact avec ses deux filles. Elle tente désespérément d’obtenir les papiers nécessaires pour se rendre en France retrouver son aînée, dans un premier temps. En vain.
Elle échoue, comme elle avait échoué, plusieurs années auparavant, à s’expatrier à bord d’un bateau de fortune. La religion, à laquelle elle s’est tant attachée dans le passé, ne lui est plus d’aucun secours. Ne lui reste qu’une porte de sortie: rejoindre les hordes d’errants et se laisser gagner par la folie.
Sombre allégorie, Rapatriés. Aussi sombre que Les temps de la cruauté. Dur constat, dans les deux cas, devant l’impasse des déshérités.
«
Belli installa tout de même, sans bruit sans compte, ses trois linges, les garçons et sa fille dernière-née qui, âgée de huit mois, n’avait pas encore de nom. Le désir de se reposer de la grande migration l’emportait sur tout le reste. Extrait de Rapatriés