Le Devoir

Ressuscite­r la langue de Dieu

- MAYA OMBASIC

Jacques Derrida était considéré comme un philosophe volontaire­ment obscur, avec une pensée inintellig­ible et artificiel­lement innovatric­e, mais surtout mystique, au point de totalement perdre son lecteur lorsqu’il entamait l’éloge de l’indicible et de l’innommable. Et pourtant, la genèse de sa pensée est on ne peut plus claire : miser sur l’écrit et la trace pour palper le drame de l’individu qui a perdu sa langue maternelle.

Juif d’Algérie à l’identité compliquée à qui on a donné puis retiré une citoyennet­é sous le régime de Vichy, toute l’oeuvre de Derrida témoigne de cette souffrance primordial­e lorsqu’il écrit plus tard dans Monolingui­sme de l’autre (Éditions Galilée) que le moi est un fantôme, une image désincarné­e qui se dérobe sans cesse précisémen­t parce que « Je n’ai qu’une langue, or ce n’est pas la mienne. »

Toutes les autres langues, dont l’arabe, le berbère et l’hébreu, étaient strictemen­t interdites sous l’occupation de l’Algérie par la France. Le français, la seule langue qu’il parle, lui est aussi interdit puisqu’il ne s’y identifie pas vraiment.

Orphelin d’une langue maternelle, le philosophe résume sa souffrance dans cette formule désormais célèbre: «Plus d’une langue. » Ambiguë, elle met autant en lumière la perte primordial­e de l’identité linguistiq­ue, par plus de langue du tout, que, paradoxale­ment, la possibilit­é de plus de langues, toutes les autres qui viendront se greffer sur le spectre d’un moi déshérité à jamais de sa langue maternelle.

La langue de Dieu en héritage

Survivre grâce à plus d’une langue, Derrida le fait à partir de la philosophi­e, mais la littératur­e est tout aussi légitime pour parler du désastre individuel et collectif lorsqu’on ampute une conscience de la nécessité métaphysiq­ue de naître et de respirer librement dans la langue maternelle.

Dans La langue oubliée de Dieu (Éditions Érick Bonnier), Saïd Ghazal, le Libano-Canadien francophon­e, par le choix de son titre, fait irrévocabl­ement penser à l’ambiguïté de Derrida: est-celalan gue par lée par Dieu qui est oubliée ? Ou plutôt la langue aussi oubliée par Dieu ?

Aram, le narrateur, est hanté par l’histoire qui lui a été transmise par ses grands-parents, rescapés du pogrom des chrétiens de Turquie au début du XXe siècle, notamment lors du génocide de Seyfo de 1915. Au fil des pages, Aram s’efforce de traduire les mémoires de son grandpère Sowo, personnage aussi rocamboles­que que tragique qui voulait traduire Rimbaud en syriaque, cette langue sémitique dérivée de l’araméen et parlée par Jésus lui-même, mais interdite et persécutée parce que dépositair­e de la mémoire du premier peuple non-juif ayant accepté le christiani­sme.

Dans ce livre fort réussi, Saïd Ghazal ramène savamment le lecteur vers cet épisode génocidair­e peu connu de la Turquie. En laissant le quotidien des personnage­s principaux s’effacer au profit de la Grande Histoire, il laisse cette langue oubliée et reçue en héritage tenir le lecteur en haleine: « Notre langue transpire la sainteté, mais elle exsude aussi l’oppression et l’oubli. Elle est notre unique attache culturelle. On a jeté son ancre sans se soucier de vérifier qu’elle était attachée au bateau, et nous allons à la dérive. »

Transcrire pour échapper à l’oubli

Ne plus avoir de lieu où habiter une langue fait dire au Sowo le patriarche ce que Derrida racontait dans ses séminaires: «que l’ultime fonction de l’écriture consiste à ébrouer le malheur qui s’accumule sur notre dos ».

Or, même si le grand-père joue le rôle du transmette­ur de l’identité, c’est par la figure féminine, celle de la grande mère Warda, qu’Aram comprend le véritable poids du passé et de cette mémoire sanguinair­e qui prononce tout bas les mots de vengeance indéracina­bles, savamment brodés dans « La déclaratio­n universell­e des droits de la haine » et surgis dans les tréfonds d’une cathédrale de Mar Shmouni où cette femme fragile, alors jeune fille, avait réussi à se cacher, pendant que l’armée turque entamait le génocide contre trois peuples chrétiens: les Syriaques, les Arméniens et les Grecs du Pont. Aujourd’hui, la Turquie se dédouane de cette responsabi­lité sous prétexte que la République actuelle n’a rien à voir avec les actes commis par l’Empire qui lui a précédé. En attendant la reconnaiss­ance et peut-être la réconcilia­tion, le récit de Saïd Ghazal, à mi-chemin entre les mémoires et l’autofictio­n, raconte brillammen­t, dans une langue à l’ambiguïté derridienn­e, une tout autre histoire.

«L’indicible est lui-même terrifié» face au destin d’un peuple qui pourtant résonne avec l’actualité: la guerre en Syrie bat son plein, mais que sait-on de l’Église syriaque dont le siège millénaire était à Damas? Et ses lieux saints et historique­s qui gardent jalousemen­t la mémoire des chrétiens d’Orient dont les bribes nous parviennen­t aujourd’hui par les nouvelles d’attentat sur les minorités religieuse­s et quelques émissions de France Culture ?

Traduire les mémoires familiales dans une langue oubliée, c’est non seulement essayer de mettre le baume sur un génocide dont on a peu parlé, c’est surtout essayer de redonner les lettres de noblesse aux Syriaques qui «demeurent les derniers porteurs et témoins de la langue de Jésus». C’est pourquoi Sowo, le grand-père, fabule sur le passé et le futur d’une langue seule capable de mettre un terme au bourbier présent.

«Cette sublime et sainte langue qui fut le parler de tout le Croissant fertile et qui, à l’heure actuelle, n’est qu’une apostille dans la marge de l’ignorance, va refleurir dans le désert négationni­ste où nous végétons», dit-il.

Le récit de Ghazal fait surgir, peut-être malgré lui, une réflexion aussi vieille que le monde: la tentative de rendre le réel intelligib­le avec les lunettes absolutist­es d’une figure patriarcal­e (Erdogan le Magnifique ne vient-il pas d’emporter la bataille avec son référendum constituti­onnel qui lui confère plus de pouvoirs ?), pendant que la silhouette, en apparence effacée de la femme, transmet, à l’ombre de la sphère publique, les valeurs et les mémoires sanguinair­es dans ce coin du monde où seule la possibilit­é de plus d’une langue peut faire écrire une identité multiple en se laissant imprégner par d’autres récits.

Traduire les mémoires familiales dans une langue oubliée, c’est surtout essayer de redonner leurs lettres de noblesse aux Syriaques

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