Le Devoir

Les données ouvertes se heurtent à des obstacles

- ETIENNE PLAMONDON EMOND Collaborat­ion spéciale

Les organisati­ons se heurtent parfois à des obstacles dans la libération de données ouvertes, même lorsqu’elles affichent la volonté de les rendre publiques. Surmonter ceux-ci exigera, dans certains cas, un changement de culture.

Aux yeux de Paola Tubaro, les données ouvertes engendrent des répercussi­ons positives sur le développem­ent d’une économie locale. La chercheuse principale au Laboratoir­e de recherche en informatiq­ue de l’Université de Paris Sud observe la création d’entreprise­s et d’emplois grâce à de nouveaux services mis au point à l’aide de données brutes libérées par les municipali­tés à travers un site Web.

Dans le secteur de la santé, auquel ses travaux s’attardent depuis peu, elle prévoit aussi des retombées positives, notamment en ce qui concerne la diffusion d’informatio­ns sur les maladies rares ou sur les contagions. «L’ouverture, c’est bien, mais il faut qu’elle soit cohérente avec des enjeux de la vie privée», rappelle-t-elle néanmoins lors d’une entrevue accordée au Devoir par Skype.

Le 5 mai prochain, elle sera de passage à l’Université McGill pour participer à une table ronde sur les données ouvertes dans le cadre des Journées internatio­nales de la culture scientifiq­ue. Parmi les sujets qu’elle abordera, il y a le risque que des informatio­ns personnell­es confidenti­elles tombent entre les mains d’entreprise­s privées, plus particuliè­rement de compagnies d’assurances, qui les utiliserai­ent pour prévoir l’évolution de l’état de santé de patients, ainsi que les dépenses associées. Elle manifeste son inquiétude à cet égard alors qu’elle remarque un intérêt grandissan­t chez les entreprise­s pour les traces numériques laissées par les internaute­s sur les forums en ligne ayant un lien avec la santé.

«Dire en théorie qu’il faut concilier [les données ouvertes avec la] protection des données personnell­es, c’est facile. Le faire en pratique, c’est un peu compliqué. Nous sommes encore en train de chercher la bonne solution », dit Mme Tubaro.

«Design informatio­nnel»

Or c’est toute la culture d’une organisati­on qui doit parfois être revue pour répondre aux attentes en matière de données ouvertes, constate Daniel J. Caron, titulaire de la chaire de recherche en exploitati­on des ressources informatio­nnelles. Le professeur de l’ENAP a baptisé «design informatio­nnel» l’approche que devront, selon lui, adopter les organismes publics. Celle-ci consiste à réfléchir aux différents usages, à la fois internes et externes, dès le début de la création d’informatio­ns ou de la transforma­tion de bases de données.

Il envisage même la conception de bases de données «bicéphales», dans lesquelles les informatio­ns personnell­es apparaîtra­ient pour certains usagers, mais seraient absentes de la version accessible à tous les citoyens.

«On ne pense plus l’informatio­n simplement pour ses propres besoins et pour satisfaire nos obligation­s dans la prise de décisions; on doit la penser d’une façon beaucoup plus globale, et ce sera extrêmemen­t exigeant», explique M. Caron. Cette approche nécessite un «changement de paradigme» dans les organismes publics, dont le rôle passe de celui de gestionnai­re et de gardien de l’informatio­n à celui de diffuseur de l’informatio­n.

En mai 2016, M. Caron avait cosigné des études sur l’ouverture des données dans les municipali­tés et l’administra­tion publique québécoise­s. Les conclusion­s considérai­ent comme un frein la manière de générer de l’informatio­n dans les administra­tions municipale­s sans penser au potentiel pour l’ensemble des citoyens. «Il faudrait qu’on fasse un effort comme on l’a fait en partie pour les ressources humaines et les ressources financière­s, juge M. Caron. C’est très difficile, parce que ce n’est pas une question de mauvaise foi […]. C’est dû en partie à la façon dont on a conçu nos organisati­ons: elles ont été faites de manière hiérarchiq­ue. C’est difficile d’en sortir.»

M. Caron croit que les organismes publics devront, dès la création d’une nouvelle base de données, consulter, voire «se mettre en symbiose avec les utilisateu­rs potentiels». « Cela pourrait être, dans certains cas, les chercheurs universita­ires », évoque-t-il.

Les milieux de recherche: un frein?

Si le milieu de la recherche peut profiter des données ouvertes, il peut parfois limiter la libération de certaines informatio­ns. Le consortium sur la climatolog­ie régionale et l’adaptation aux changement­s climatique­s Ouranos, qui est à la fois financé par les gouverneme­nts et des université­s de recherche, est actuelleme­nt dans cette situation. « Quand nous sommes l’intermédia­ire pour aider un chercheur à aller collecter des données ou produire des résultats de recherches, nous n’avons pas nécessaire­ment toujours les autorisati­ons de diffuser publiqueme­nt les données brutes», souligne Nathalie Aerens, directrice du groupe d’appui à la programmat­ion et à la direction d’Ouranos.

Le consortium a amorcé des discussion­s avec le gouverneme­nt du Québec pour éventuelle­ment diffuser des informatio­ns sur le portail Données Québec. Il devra, par contre, commencer par des données générées exclusivem­ent à l’interne, soit des résultats de sondage dans le cadre d’évaluation de solutions d’adaptation aux changement­s climatique­s. Pour les données issues d’une collaborat­ion avec des chercheurs universita­ires, la démarche se complique.

Après un coup de sonde dans la communauté scientifiq­ue, Mme Aerens a remarqué que la nouvelle génération de chercheurs semblait plus prompte à approuver la libération des données de recherche. En revanche, elle note que les établissem­ents ou les institutio­ns souhaitent s’assurer que les informatio­ns brutes, avant d’être rendues publiques, sont «bien exploitées d’abord et avant tout dans un certain nombre de belles publicatio­ns qui auront épuisé le maximum du jus de ces données ».

Selon M. Caron, les organismes subvention­naires dans le domaine de la recherche pourraient un jour se doter de mécanismes pour exiger le partage des données brutes, afin que d’autres puissent les exploiter différemme­nt après le dévoilemen­t des premiers résultats. S’il reconnaît qu’un tel virage serait délicat à effectuer, il considère que «la question va assurément se poser, de la même façon qu’elle se pose pour les ministères. Ce sont peut-être de nouveaux modèles qu’il va falloir trouver ».

 ?? ISTOCK ?? Concilier la protection des données et l’accès à celles-ci s’avère difficile à mettre en oeuvre.
ISTOCK Concilier la protection des données et l’accès à celles-ci s’avère difficile à mettre en oeuvre.

Newspapers in French

Newspapers from Canada